Film d’ouverture au Film Fest Gent, Zagros est reparti avec le prix du jury. Le premier long métrage de Sahim Omar Kalifa avait déjà raflé l’Atlas d’argent et le prix du public à l’Arras Film Festival. Le réalisateur belgo-kurde poursuit sur sa lancée court-métrée, tremplin de choix pour conter une histoire d’amour puissante.
Zagros est le nom de la chaîne de montagnes qui s’étend principalement en Iran, ainsi que dans le Nord de l’Irak et l’extrême Sud-Est de la Turquie. Zagros, c’est aussi le nom d’un berger kurde, transmis par son père. Et comme son père avant lui, Zagros mène ses moutons dans les pâturages à flanc de montagne, en compagnie de son fidèle chien, Mister Spock.
Lorsqu’il veille son troupeau, Zagros est le plus heureux des hommes. Et lorsqu’il revient au village et rejoint sa femme enceinte, Havin, et sa fille, Rayhan, il est le plus comblé des hommes. La montagne accouche d’un sourire. Mais le bonheur de Zagros se ternit lorsque des rumeurs d’adultère se font menaçantes vis-à-vis de sa femme. On raconte au village qu’elle aurait eu une relation avec Sami, le marchand qui lui achète ses tapis. Zagros les ignore d’abord, puis apprend que sa propre famille a corrigé son épouse pour laver en famille l’opprobre jetée sur elle. C’en est trop pour Havin, qui rêve de quitter ce village trop arriéré à son goût. Elle part en Belgique avec sa fille. Zagros reste un temps, puis décide de rejoindre la femme qu’il aime et leur fille. Il vend tout ce qu’il a, laisse derrière lui une famille remontée contre Havin. Et entreprend le dur voyage vers la Belgique, où il déchantera très vite…
Après trois courts métrages loin d’être passés inaperçus, Sahim Omar Kalifa, se lance dans le long métrage. D’origine kurde, ayant étudié en Belgique, le réalisateur a pu surfer sur un joli succès d’estime collectionné sur ses trois premiers-nés : Land of the Heroes (2011), Baghdad Messi (2012), Bad Hunter (2013), lesquels ont récolté plus de nonante prix. Ses premiers films étaient plutôt axés sur la jeunesse, embrassant des moments de vie d’enfants dans des contrées déjà reculées (Irak, Kurdistan). Ici, on reste en partie dans le Kurdistan irakien, mais le cinéaste s’attaque à l’histoire d’un jeune époux et père, qui voit s’éloigner sa femme et sa fille, tiraillé entre la modernité admirée par celles-ci et son attache aux traditions familiales ; déchiré entre l’amour qu’il porte à sa femme et son enfant d’une part et le doute criblé de jalousie qui le ronge à petit feu d’autre part. Havin l’a-t-elle trompé ? Pourquoi croire ce qu’elle dit plutôt que les on-dit ? Comment ne pas perdre pied au gré des découvertes à son propos, dans ce pays gris auquel il ne s’adapte pas ?
Alors qu’il avait tourné avec des acteurs amateurs dans ses précédents films, Sahim Omar Kalifa fait ici le choix d’acteurs professionnels pour porter cette histoire lourde fixée sur le point de vue et les sentiments du personnage principal, Zagros. Il aime à répéter que « c’est un film d’acteurs » et qu’il lui en fallait de très bons pour l’incarner. Ces acteurs ont donc été castés avec précaution et exigence, afin de mettre la main sur les perles rares qui parviendraient à transmettre au spectateur les tourments agitant Zagros et sa famille. Et il en a fallu des castings, pour les trouver. Pour Zagros, beaucoup d’acteurs ont été castés dans plusieurs pays avant de trouver l’intense Feyyaz Duman. Quant à Havin, le choix du réalisateur s’était d’abord arrêté sur une autre actrice qui a fini par décliner, par peur de ne plus trouver de travail sur le marché cinématographique turc, le film étant tourné en très grande partie en kurde… Puis est arrivée Halima Iter, actrice germano-kurde qui a endossé le rôle avec élégance et gravité. De même pour Brader Musiki, chanteur kurde, campant un père entiché de traditions au point de demander le pire à son fils. Enfin, la jeune actrice qui joue Rayhan s’est imposée au réalisateur hors casting, en l’abordant frontalement pour pouvoir interpréter le rôle de la fille de Zagros.
Assez bien modelés pour donner envie d’en savoir plus sur eux, les personnages secondaires qui entourent Zagros sont tous parfaitement incarnés par des acteurs d’une belle sensibilité. La photographie de Ruben Impens, particulièrement enchanté de travailler sur ce film, les enveloppe d’un regard perçant, tout en ne lâchant pas d’une semelle Zagros.
Centré sur les personnages, au premier plan sur Zagros, le réalisateur assume ce parti pris, admet qu’il s’est posé la question de partager le point de vue de Havin ou peut-être même de Rayhan, pour finir par se concentrer sur les tourments du seul Zagros, et observer le poison du doute faire lentement son œuvre. Et l’identification opère, l’empathie pour Zagros grandit en même temps que la crainte de ce qu’il pourrait faire. Le pari de Sahim Omar Kalifa est donc gagné, lui qui ambitionnait avant toute chose d’arrimer le spectateur aux états d’âme de Zagros.
Le père enchaîne son fils aux montagnes, celles-là mêmes dont Zagros lui dira qu’elles « sont lourdes. Elles ne bougent pas ». Tout comme le village qui s’engonce à leurs pieds. Tout comme leurs traditions misogynes. Le fils croit pouvoir s’en détacher, suivre Havin si libre, se défaire du poids de la famille qui lui reproche tant de ne pas tenir sa femme, cette putain qui ose monter dans la voiture d’un autre homme, cette dévergondée à propos de laquelle courent les rumeurs les plus folles.
Le cinéaste le confirme, le film est avant tout l’histoire d’un homme qui quitte son monde pour sa femme. C’est l’histoire d’une montagne qui croyait pouvoir se faire souris. Et qui ne comprend pas qu’il est déjà dépassé. Cet homme, Zagros, est une synthèse parmi tant d’autres de bulles de beauté et de laideur dans l’appréhension du monde qui l’entoure, des gens qui le façonnent. C’est une histoire universelle aux accents déchirants, une histoire de verdure asséchée, une histoire d’amour qui frappe en plein cœur.