De février à mai, Olivier Lecomte a consacré à la Vénerie, centre culturel de Watermael-Boitsfort, un cycle de conférences à Alfred Hitchcock. Siham Najmi, notre envoyée spéciale sur le front hitchcockien, était dans la salle et poursuit son reportage. Au programme des trois dernières séances : le suspense et la figure du faux coupable. C’est parti.
Lire la première partie : Alfred Hitchcock, les faces multiples d’un génie
Du suspens avant tout

La quatrième séance du cycle d’Olivier Lecomte entre dans le vif du sujet : il sera question de l’analyse des éléments hitchcockiens qui façonnent la matière suspense, moulée par un processus qui se distingue par le jeu sur la durée et surtout le peu de considération pour la plausibilité.
Hitchcock ne pratique pas le « whodunit » (Who [has] done it ? Qui l’a fait ?), contrairement à certains auteurs de romans de détection comme Agatha Christie, qui composent leur histoires avec force intrigues et rebondissements, et où la résolution du crime est le plat de résistance, apporté par un détective éminemment intelligent ou tiré d’un chapeau par une logique parfois alambiquée.
Non, pour Hitchcock, ces élucubrations intellectuelles minent le suspense. Dans le livre d’entretiens avec François Truffaut, le réalisateur explique prendre le contre-pied complet des romans d’Agatha Christie, les réduisant à cette seule parade narrative, avec mauvaise foi, estime Olivier Lecomte.
Fort peu préoccupé par les détails de l’intrigue, Hitchcock désire avant tout faire frémir. C’est la fameuse théorie de la bombe, expliquée maintes fois par le maître du suspense et qui, contrairement au whodunit, ne joue pas sur la surprise mais justement sur la connaissance de tous les éléments qu’a le spectateur (ce qui n’empêchera pas Hitchcock de miser également sur l’effet de surprise, dans les Oiseaux par exemple).
Autrement dit, si Hitchcock doit tourner une scène avec une bombe qui est à cinq minutes d’exploser, plutôt que de simplement saisir le spectateur avec force fumée et étincelles, il préférera jouer sur la tension créée par la connaissance qu’a ledit spectateur de l’explosion imminente et tirer sur la mèche, avec décompte suggéré des minutes si possible.
Pour Hitchcock, la seule ficelle est de communiquer au spectateur les éléments qui lui donnent une vision assez complète de la situation pour participer pleinement au suspense qui installe l’action. Ainsi, dans le Rideau déchiré, dont l’extrait du trajet des bus Leibniz-Berlin sera passé en séance, le suspense provient d’un danger clairement identifié : le deuxième bus, l’officiel, dont le bus de résistants n’est séparé que par dix minutes au début, et qui rattrape peu à peu le premier. Le spectateur est tout de suite mis au parfum des risques encourus par le bus de résistants qui emprunte le même chemin que le bus officiel effectuant la navette Leibniz-Berlin, mais passe dix minutes avant lui. Tout l’enjeu est donc de ne pas se faire rattraper par lui, pour que le pot aux roses ne soit pas découvert. Une série d’obstacles, tant externes qu’internes au bus, vont ralentir le véhicule de nos deux espions placés sous pression permanente. Et Hitchcock de jouer sur l’écart qui se réduit entre les deux véhicules jusqu’au dénouement de la scène qui aura laissé plus d’un spectateur essoufflé.
Après un court extrait d’entretien où Hitchcock explique ses théories favorites, Olivier Lecomte poursuit sa démonstration de la fameuse théorie de la bombe avec six extraits de la deuxième version de l’Homme qui en savait trop, décortiquant toute l’installation des éléments de l’intrigue, particulièrement la chanson Que sera sera interprétée par Doris Day, en terminant sur la scène légendaire du Royal Albert Hall, clou de cette deuxième version, qualifiée de « parfaite » par le conférencier.
Pour clore cette séance, Olivier Lecomte projette un extrait de Marnie, complétant l’effet du suspense par l’ajout de valeurs morales. La sympathie éprouvée pour un personnage favorise évidemment la mise à mal des nerfs du spectateur. Ainsi de Marnie qui vole dans le coffre-fort de son patron et dont on souhaite pourtant qu’elle ne se fasse pas prendre.
Non coupable, votre honneur !
Après un résumé de sa précédente séance, Olivier Lecomte poursuit son examen du suspense hitchcockien, rebondissant sur l’exemple Marnie et poussant plus loin la réflexion. Pour ce faire, rien de tel que l’extrait, fameux, de la scène de la douche de Psychose, montage eisensteinien de soixante-dix-huit plans, connu par cœur par un Lecomte fasciné, et surtout du nettoyage minutieux qui s’ensuit, dont le réalisateur ne nous épargne aucun détail.
À cet instant du film, on est encore bernés par Hitchcock (alerte spoiler !), on croit encore que c’est la madre de Norman Bates qui est coupable, on voudrait qu’en nettoyant les restes de la boucherie le bon Norman ne se fasse pas prendre, voire qu’il saisisse cette saloperie de journal roulé qui renferme le magot (40 000 dollars) de la morte, information soigneusement développée par le réalisateur auparavant. C’est là tout l’art du suspense, l’art de faire de ce genre de scène pas palpitante à la base (Norman nettoie vraiment pendant longtemps) un instant de tension pour le spectateur qui a envie de hurler « Mais bordel, prends le journal ! » pendant que le héros joue les ménagères. En réalité, c’est le méchant. Un très bon méchant car « Comme souvent dans les films d’Hitchcock, les méchants sont terriblement bien construits et classieux », s’exclame Lecomte. Et de citer une phrase du maître : « Meilleur est le méchant, meilleur est le film. » À l’œuvre également dans cet extrait, tout le doigté du réalisateur qui brille à nouveau par un cinéma purement visuel, quasiment muet, et une économie de mise en scène jouant sur la suggestion plutôt que la monstration (ainsi du danger, simplement suggéré hors champ par les phares d’une voiture).
N’empêche, avec un personnage sympathique, ça marche encore mieux, reconnaît le conférencier qui poursuit le cours avec un extrait de Fenêtre sur cour, scènes de la vie conjugale largement pompées plus tard par Woody Allen dans Manhattan Murder Mystery. La scène où Grace Kelly fouille l’appartement du voisin louche, suivie aux jumelles par un James Stewart tendu, malmène d’autant plus les nerfs du spectateur que Grace Kelly est jeune, fraîche et foncièrement gentille, qu’elle va se fourrer dans une situation risquée et qu’on est coincés en caméra subjective côté Stewart, immobilisé dans sa chaise roulante et donc impuissant en cas d’éventuelle dégringolade de la situation. La participation émotionnelle du spectateur est alors maximale. Ici encore, Hitchcock utilise le moins de son possible, s’appuyant sur le prétexte de la distanciation par les jumelles pour ne présenter qu’une évolution lointaine de l’héroïne dans l’appartement d’un voisin qu’ils soupçonnent de meurtre, ballet gracieux d’autant plus crispant qu’il est silencieux.
Cette sympathie du personnage, si utile pour embobiner du spectateur, Hitchcock ne la trahira qu’une fois, dans Sabotage, où contre toute attente le suspense édifiant mis en place par le réalisateur n’aura aucune grâce pour le jeune personnage porteur inoffensif d’une bombe arrivée à échéance. Le film fut d’ailleurs un échec cuisant, tant le public fut choqué de voir réduite à néant aussi violemment l’empathie qu’il éprouvait pour le gentil gamin. Taxé de sadisme, Hitchcock regrettera amèrement ce choix narratif. Les dernières minutes égrenées du pauvre messager ralenti par une série d’obstacles sont à nouveau une démonstration de la maîtrise du cinéaste, par le montage dynamique hérité d’Eisenstein et le jeu sur la durée, avec un temps d’abord contracté puis fortement dilaté qui imprime déjà subliminalement l’idée d’explosion.
Mais le concept de faux coupable ne se construit pas que sur la sympathie ou l’absence de sympathie suscitée par le héros. En vérité, Hitchcock met en place tout un système fondé sur un personnage ordinaire placé dans une situation extraordinaire. Évitant le créneau du super-héros déjà fort à la mode à l’époque, le réalisateur privilégie une démarche socratique : il prend le spectateur là où il est, c’est-à-dire dans sa petite vie banale. Les histoires hitchcockiennes sont avant tout des histoires d’hommes (rarement de femmes) normaux (ça vaut aussi pour les animaux, rapport aux bêtes merles dans les Oiseaux). Le paradoxe étant bien entendu que le star system hollywoodien imposait pour parfaire l’adhésion du public l’utilisation de méga-stars auxquelles monsieur Tout-le-Monde aurait plus de facilité à s’identifier. Mais soit. Heureusement, il y a Henry Fonda, spécialiste ès rôles d’average citizen (contrairement à Orson Welles qui aimait à dire « Moi, je suis fait pour jouer les rois », et le pire, c’est que c’est vrai, rit Lecomte).
Pour renforcer un peu plus l’empathie du public, Hitchcock peaufine ses rôles d’innocents injustement accusés et donc seuls contre tous (la Mort aux trousses, le Faux Coupable, le Rideau déchiré). Ajoutez à cela un soupçon de réflexion sur la culpabilité. Et vous obtenez du très bon Hitch.
Vous prendrez bien un peu de MacGuffin ?
Retour sur la figure si emblématique du faux coupable.
Un premier extrait, de la Mort aux trousses (North by Northwest, formule empruntée à Hamlet, en passant) nous replonge dans le thème. C’est la scène de la vente aux enchères, « brillante » s’enthousiasme Olivier Lecomte, qui regrette qu’Hitchcock n’ait jamais signé en tant que coscénariste alors qu’il a écrit la plupart de ses films. Tous les ingrédients du wrong man y sont : Cary Grant est poursuivi par des malfaiteurs convaincus qu’il est un espion alors que non et se retrouve bien esseulé alors que peu à peu les sorties de la salle de vente se bouchent de képis et d’hommes patibulaires.
On passe par les Enchaînés, « un des chefs-d’œuvre de la période américaine du réalisateur », avec les longues séquences d’empoisonnement d’Ingrid Bergman, l’occasion de s’arrêter sur le suspense mis en route, les trouvailles esthétiques (qui passent par la fabrication d’une tasse géante pour pouvoir faire correctement le point sur le beau visage de Bergman) et le creusement de la profondeur de champ.
Mais assez palabré, venons-en au MacGuffin, ce mépris pour l’histoire qui ne la veut que prétexte. Prétexte à intrigue. Prétexte à rebondissement. Mais surtout pas prétexte à résolution, bref un enjeu narratif de pacotille, décrit par Hitchcock comme « ce après quoi les espions courent mais dont le spectateur se fout » (entendre Hitch himself). D’où le peu de considération du maître pour l’explication finale de l’intrigue initiale, souvent éjectée en quelques secondes, comme dans les Trente-Neuf Marches avec la mort extraordinaire de Mr Memory et le secret qui continue d’envelopper ces sacrées trente-neuf marches qui donnent pourtant leur titre au film. Peu porté sur les révélations à la « whodonunit », Hitchcock a souvent dû batailler ferme avec les producteurs pour laisser ce genre de fin de côté, peu intéressé qu’il était par le but, puisque focalisé sur les moyens.
Pour nous en convaincre, Olivier Lecomte passe, après les Trente-Neuf Marches, un extrait d’Une femme disparaît, pareillement construit sur un mystère dont l’éclaircissement n’intéresse absolument pas le cinéaste, passionné qu’il est par le prétexte narratif, la façon d’y arriver, et non pas sa défloration. D’ailleurs, souvent, ses MacGuffin sont plus invraisemblables les uns que les autres, ce qui ajoute au tour de force lorsque le spectateur reste passionné par l’intrigue. La chanson interprétée par Doris Day n’est qu’un tour de passe-passe pour retenir le spectateur, lui donner une fausse piste, qui sera au bout du compte inexploitée.
Voilà donc un dernier tour du maître.
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