critique &
création culturelle
Lamb
À quand le renouveau utopique ?

Lamb est le premier long métrage de l’Islandais Valdimar Johannsson. Il y propose un drame horrifique, un conte moderne et actuel sur la cohabitation des humains et de la nature. Quelque chose d’universel se joue dans la solitude d’une ferme pleine de murmures au milieu de la beauté froide des montagnes islandaises.

Le film s’ouvre sur la solitude et le silence. Un couple de fermiers à la mine aussi grise que la brume des montagnes bêche sans relâche. On entend le bruit du travail et celui des bêtes. C’est tout. La rudesse des lieux transperce l’écran, tout est dur. On sent le froid et l’odeur du bétail, les doigts rougis et les mains raides comme le dos. On perçoit la routine de jours sans fin, on en interroge le sens. Maria (Noomi Rapace) et Ingvar (Hilmir Snaer Gudnason) se parlent peu, on lit sur leur visage la fatigue, peut-être le regret. L’atmosphère est aussi tendue à table qu’aux abords de l’étable, l’épouvante plane comme quelque chose d’invisible et d’imminent.

C’est à la découverte d’un enfant hybride (mi-agneau, mi-humain) dans l’étable, qu’on comprend petit à petit l’intrigue du film. Maria et Ingvar, parents endeuillés par la perte d’un enfant, trouvent en la petite Ada une consolation céleste. Si la situation paraît loufoque, elle fait basculer le film dans une dimension fantastique qui tranche avec l’aspect très réaliste, esthétique mais pesant, d’une longue introduction. Elle marque également un tournant dans l’atmosphère et l’ambiance du film : le soleil apparaît tant dans le ciel que sur le visage des personnages. Le climat chargé fait place à de la légèreté, à un renouveau, à une routine différente. La vie de la ferme est égayée par la vie familiale. Fait étrange, la mère biologique d’Ada ‒ une brebis ‒ vient bêler toutes les nuits à la fenêtre du couple, ces lamentations protestataires troublent par leur résonance quelque peu effrayante. Cette omniprésence harcèle, si bien que par colère ‒ ou remord ? ‒ Maria finit par tirer froidement une balle dans la tête de sa rivale et l'enterre, comme un passé dérangeant, une réalité à laquelle ne pas se confronter.

Ce bonheur est aussi remis en question par le frère d’Ingvar, Pétur, qui vient en visite, mais aucun des deux jeunes parents n’est prêt à se voir gâcher leur plaisir par le scepticisme de celui-ci. Ils sont aveuglés par leur désir de parentalité, comme si celle-ci était la panacée, la garantie d’une joie absolue, attendue, méritée, à laquelle il ne fallait surtout pas porter atteinte.

Une sous-intrigue est insérée dans ce tableau presque sans ombres, la suggestion d’un passif adultère entre Pétur et Maria. Mais le triangle amoureux ne prend pas plus d’épaisseur, il ajoute peut-être aux menaces qui pèsent sur un équilibre fragile mais également à une tension qui persiste malgré tout.

La fin nous procure un sentiment ambivalent entre sentiment de justice et terreur. Avec Lamb , Valdimar Johannsson, qui a participé à l’aspect technique de plusieurs blockbusters ( Prometheus , Noé , Transformers: Age of Extinction ), signe une œuvre métaphorique très particulière, différente des productions à grands budgets. Il y interroge la place de l’humain dans son environnement et questionne la cohabitation entre celui-ci et la nature, tous deux violents. Ce qui est pour moi le plus touchant dans ce film est sa capacité à mettre l’humain et l’animal sur un pied d’égalité, jusqu’à fusionner les deux. L’instinct maternel de la brebis au début du film est plus que déchirant et on perçoit son meurtre pour ce qu’il est :  il nous révolte et nous horrifie. On le voit presque comme une injustice à mettre en parallèle avec les dynamiques de dominations et d’oppressions : l’usage de la violence par celle qui possède l’arme quand sa rivale est sans défense, pour faire taire ce qui dérange et empêche de jouir de ce que l’on « possède ». On ne voit pas ce meurtre comme une forme de défense mais comme une agression, une réponse sanglante et crapuleuse qui inverse les rôles du sauvage et du civilisé. On se focalise sur l’instinct qui est commun aux deux.

Les plans qui nous transportent dans les vertigineuses étendues islandaises nous aspirent dans la beauté de ce qui est reculé, si reculé que ça semble irréel. Le décor est posé très lentement mais avec soin, souci du détail, millimétré. Le son qui a toute sa place, son ampleur grâce au silence auquel on laisse aussi de l’espace ; les tons de grisailles et de lumière disent déjà eux-mêmes énormément. La nature et le silence sont des personnages à part, ils ont leur rôle entier et ne participent pas uniquement du décor ou de l’environnement. Quand on sait que Johannsson a été l’élève de Béla Tarr, ce parti pris apparaît soudain comme une évidence. En effet, le cinéaste hongrois, également producteur exécutif de Lamb , est connu pour ses films sombres, ses longues séquences sans dialogues et ses longues introductions qui ‒ de son propre aveu ‒ laissent le temps au spectateur de faire le choix de rester ou de partir. Lamb peut donc être considéré à certains égards comme un hommage à l'œuvre de Tarr.

Tout raconte, tout établit quelque chose, tout participe du fantastique, si bien que les dialogues ont moins d’importance que leur absence. La prestation des acteurices est à saluer et s’ancre parfaitement dans cet univers étrange, surtout celle de Noomi Rapace ( Millenium ) inquiétante d’obsession maternelle et de froideur.

Outre quelques lenteurs et certaines superficialités, je regrette aussi cette énième mise en garde, perception pessimiste de la cohabitation entre l’humain et la nature. Lamb ressemble à un mauvais présage de plus en faisant des deux entités des rivalités meurtrières. J’ai vu plusieurs dystopies ces temps-ci, auxquelles l’actualité fait parfois écho. Le monde culturel acculé, assiégé maintes fois, repoussant vaillamment l’agonie qui semblait lui être promis par les politiques actuelles, nous a montré qu’il était capable de proposer des alternatives, d’être créatif, de résister aux TINA ( there is no alternative ), qui lui sont imposées. Je pense sincèrement que ce monde-là peut réinventer un autre avenir, en imaginant autre chose que le sombre destin d’une lutte fraternelle à mort entre l’humanité et son environnement. Même si cela est, pour l’instant, plein de vérité.

Le film a déjà conquis le jury de Cannes en remportant le prix de l’originalité pour la catégorie un certain regard (2021) et le prix du meilleur film et de la meilleure actrice pour Noomi Rapace durant le festival international du film de Catalogne (2021).

Même rédacteur·ice :

Lamb

De Valdimar Johannsson
Avec Noomi Rapace , Hilmir Snaer Gudnasson , Björn Hlynur Haraldsson
Pologne, 2021
106 minutes