critique &
création culturelle
Aïssa
Le malaise d’une France

Un œil pervers mais scrupuleux, un discours froid et méticuleux. Une femme et son malaise. Notre malaise. Voilà l’essentiel du film de Clément Tréhin-Lalanne.

Aïssa de Clément Trehin-Lalanne

Lettres tapées à la machine, annonces sobres et froides, « Aïssa ». Acculés à son dos par une caméra subjective, pas d’autre choix que de la suivre. Malgré l’intrusion, une distance nous contraint à ne pouvoir que l’envisager. Supposons qu’Aïssa ce soit elle. Un hôpital, un escalier, des couloirs, un homme l’accompagne, et finit par lui demander d’attendre on ne sait quoi, on ne sait pourquoi. Jusqu’à ce qu’une voix se fasse entendre. Puis deux.

Nous ne connaîtrons jamais Aïssa. Pourtant, nous sommes là, devant elle, indiscrets mais méthodiques. Nous l’analysons, nous la décomposons, nous la sondons. Chaque recoin de son corps nous appartient alors ; elle devient notre objet, et accapare notre attention. Mais qui est-elle, si ce n’est une taille, un poids, un sein, une couleur ? Qui se cache derrière ce regard si effrayé, derrière cette voix faussement sûre ?

Aïssa demeure un mystère, malgré l’attention que nous lui portons. Cependant, nous comprenons au fur et à mesure ses raisons. Elle se dit en effet française, ce que le système juridique semble rejeter. Elle pourrait ainsi devenir l’archétype de la xénophobie, la victime emblématique d’un système inhumain. Et le message du film s’arrêterait là.

Mais une équivoque subsiste. Le médecin, symbole de l’objectivité scientifique, sème le doute dans nos esprits. À côté de stéréotypes hygiénistes qui plaident en sa faveur, le corps d’Aïssa nous révèlerait un mensonge. Contre ses dires, elle serait majeure, l’âge de la responsabilité civique, et citoyenne française. Le discours médical, auquel nous avons pris l’habitude de faire confiance, est omniprésent, et déforme ainsi notre compréhension et notre inévitable empathie pour la jeune femme. Son décalage chronologique par rapport aux images accentue l’insensibilité du diagnostic, et lui donne une allure plus objective encore. Aïssa est donc un paradoxe, une ambigüité française : elle répond à des critères essentiels, mais le doute est maintenu. L’est-elle véritablement ?

Une composition simple, un décor sobre mais symbolique, un décalage entre le temps du récit et le temps de l’histoire et, surtout, une problématique contemporaine : avec ces éléments, ce très court métrage construit une trame insidieuse, complexe et sinueuse. Une caméra au poing et Aïssa devient tout, le sujet et l’objet du film, l’épicentre, le noyau d’un paradoxe insoluble. Ce choix cinématographique nous situe entre son malaise et le diagnostic médical.

Ainsi, le film nous propose de réfléchir sur la pertinence de l’idée de nationalité. Quelle est-elle finalement ? Que doit-elle être ? N’est-elle pas seulement un outil de mépris et de discrimination inutile ? N’empêche-t-elle pas de vivre une vie simple et heureuse ? Clément Tréhin-Lalanne nous laisse y réfléchir, sans intervenir.

Même rédacteur·ice :

Aïssa

Réalisé par Clément Trehin-Lalanne
Avec Manda Touré, Bernard Campan
France , 2014, 8 min