Entretien avec
Rencontré à l’occasion de la parution de
Rencontré à l’occasion de la parution de
la Promesse faite à ma sœur, son premier roman paru aux Impressions Nouvelles, Joseph Ndwaniye nous revient cette année avec
le Muzungu mangeur d’hommes, grâce aux éditions Aden.
Né au Rwanda en 1962, Joseph Ndwaniye est installé en Belgique depuis une trentaine d’années. S’il n’écrit que depuis peu, son écriture possède déjà la finesse et l’enthousiasme d’une vie riche d’autant de rencontres que de paysages magnifiques. Et lorsque la conversation commence, on y trouve immédiatement le même plaisir qu’offre la lecture de ses deux premiers excellents romans.
Le personnage principal me ressemble beaucoup, c’est vrai. Il a quitté son pays natal, le Rwanda, depuis plusieurs années et il a donc vécu le génocide de l’étranger. La première partie du livre raconte une enfance dans les collines. Une expérience vécue par beaucoup de Rwandais de mon âge, puisqu’à l’époque la plupart d’entre nous habitaient hors des villes. Nous partageons donc le même genre de relations familiales et un décor commun. Voilà pour la partie la plus autobiographique, ces collines que je connais très bien. Mais pour la suite du roman, qui commence par le retour au pays dix ans après la tragédie, j’ai laissé de côté ma propre histoire familiale pour mieux partager les sentiments du narrateur avec le plus de Rwandais possible. Cela rassemble des histoires de gens que je connais ou pas, mais je voulais que chacun puisse s’y retrouver. Au fond, je ne connais pas un romancier qui n’écrive pas sur lui-même. Ça nous permet de nourrir nos illusions, on ne sait pas toujours où commence la fiction et où finit la réalité. Mais ma vie n’est pas aussi riche que celle du personnage.
Cela dit, grâce à une écriture remarquable, on comprend tout de suite qu’on ne lit pas un témoignage.
Nous les Rwandais n’avons pas toujours la culture du roman. Ce pourrait être un reproche adressé aux colons belges, celui de ne pas nous avoir transmis cette culture-là : les colonies françaises ont eu ce bénéfice… On ne m’a jamais fait lire de livres et je n’ai pas eu de cours de littérature. Mais il faut dire qu’il n’y avait pas de bibliothèque dans l’école, donc tout cela relevait d’un domaine inaccessible.
Quel a été alors le premier contact avec la littérature ?
C’était à Kigali pendant mes études, grâce au centre culturel français. Il y avait une bibliothèque où j’ai pu lire, enfin ! des
Bob Morane
par exemple. Et puis en Belgique j’ai vraiment plongé, si j’ose dire, au point de devenir un lecteur boulimique.
Quel genre de livres lisiez-vous alors ?
Je lisais tout ce qui atterrissait dans mes mains, sans appréhension, je n’avais aucune culture de la littérature. D’ailleurs je n’ai jamais été attiré par un auteur parce qu’il était connu, reconnu ou un véritable classique : j’obéis au coup de cœur. Mes classiques appartiennent à l’oralité, ce sont les histoires qui m’ont nourri depuis tout petit. Dès l’enfance, de mes cinq à mes treize ans, chez ma grand-mère, chacun devait raconter une histoire chaque soir, donc il fallait constamment se renouveler. J’en connaissais des tonnes — de tout : la vie d’un héros ou simplement d’une vache — et je ne les ai jamais oubliées. Je n’ai finalement jamais cessé de raconter, ce qui explique aussi peut-être que je n’écrive pas dans la douleur.
Je dirais que mon entrée en littérature ne s’est pas faite à travers des textes d’auteur mais par amour de la langue, de sa musique, de la voix de ces écrivains que j’entendais à la radio, grâce à leurs voix posées et magnifiques qui me faisaient penser qu’il fallait avoir fait des études pour être écrivain.
Quel a été le déclic de l’écriture ?
Ça part d’une anecdote mais qui est certainement plus que ça. En 2003, je suis retourné voir ma mère et ma fille aînée avait alors six ans. Elle était en première primaire et elle m’a demandé de noter dans un cahier tout ce que sa grand-mère racontait, voulant m’épargner de devoir tout lui raconter puisque désormais elle savait lire. Et je l’ai prise au mot ! La première nuit, j’ai noirci tout le petit cahier, littéralement pris par le jeu. À mon retour, j’avais six cents pages de cahiers !
Je me suis alors retrouvé avec tout cela sur les bras, que j’ai très lentement, pendant des mois, retranscrit sur ordinateur. Un an après, un ami m’a parlé de quelqu’un qui connaissait très bien la littérature africaine. J’ai donc confié vingt-cinq pages à Jean-Pierre Jacquemin. Quelques jours plus tard il m’a répondu pour me dire que c’était intéressant, mais qu’il y avait beaucoup de boulot, ce que j’ai pris pour un compliment. On s’est ensuite revu et il m’a aidé à transformer ces pages en un vrai manuscrit, à travailler mes phrases… C’est devenu pendant un an un amusement formidable, c’était comme un jeu qui consistait à trouver la belle phrase. J’ai retrouvé Jean-Pierre Jacquemin une fois ce long travail accompli.
Et le passage au roman ?
Ce que j’écrivais était trop personnel, je ne voulais pas d’un témoignage : les Rwandais qui se sont révélés en littérature à partir du génocide l’ont souvent vécu dans leur chair, et je ne voulais certainement pas me mettre à leur place, ce qui me permet d’introduire la fiction. Dès lors que je ne voulais pas persister dans le contexte du génocide, j’ai situé mon deuxième roman bien avant cette tragédie.
Le Muzungu mangeur d’hommes se situe dans les années 1970.
Mes romans ont une fin ouverte, on pourrait donc s’attendre à une suite à chaque fois. Mais j’ai l’impression que ça m’enlèverait quelque chose… Si suite il y a, il faudra attendre que les personnages vieillissent et mûrissent, une certaine distance. Ce n’est pas a priori quelque chose que j’envisage. Quand on écrit, on y met de soi, et cette période des années 1970, mon adolescence, a été une période très riche qui a beaucoup compté dans ma construction personnelle. Et puis c’est moins tragique que le génocide ! J’ai envie d’emmener les gens en voyage, de leur faire découvrir ces paysages, au Rwanda et ailleurs…
Bien entendu, le Rwanda est le pays que je connais le mieux, et c’est une façon pour moi de démarrer une histoire : je me rends compte de la beauté de ce pays quand j’y retourne. Voir les lacs, les collines, les îles magnifiques du lac Kivu… Lorsque l’on n’est jamais allé ailleurs, on ne se rend pas compte de cette beauté-là, elle est évidente.
Le personnage d’Arno permet d’exprimer cet émerveillement ?
En partie. C’est un livre qui parle d’un couple mais aussi de la rencontre avec la culture d’un autre dans sa complexité. J’ai emmené le personnage d’Arno dans un lieu riche d’histoire et de culture, et j’en profite pour me balader dans ces lieux magnifiques.
Certains passages du Muzungu sont proches du conte.
Oui, il y a des morts qui parlent, la nature parle, le lac parle : j’aime cet aspect fantastique, ce sont les contes qui m’ont nourri. Chaque fois qu’Arno découvre un peu plus la culture de l’autre, il y gagne un certain respect. J’ai une tendresse particulière pour cette dernière partie du roman qui relève en effet du conte.
L’écriture de ce deuxième roman semble avoir été très différente du premier ?
Oui, il était difficile de me distancier, dans la Promesse faite à ma sœur , de mon histoire familiale et du génocide. Lorsque tu as connu le Rwanda auparavant, tu ne peux pas y aller, même vingt ans plus tard, sans ressentir les absences et les changements induits par cette tragédie. Physiquement, le pays a changé, certaines habitations ont été détruites, parfois presque toutes les maisons d’un village. Là où on allait boire un verre, manger… Donc je ne pouvais pas ne pas parler de cette ambiance-là.
Mais après cette première étape, je peux me permettre d’aller explorer d’autres horizons, de manière plus détendue. Dans la fiction, je peux me lâcher, c’est plus intéressant. Maintenant j’écris principalement sur les rencontres entre différentes cultures, ce qui est moins tragique que le Rwanda de 1994 !
Mais ce fut une évidence de continuer à écrire ?
Oui, mais je dois dire que j’ai commencé à écrire plein de choses alors même que je me lançais dans la Promesse faite à ma sœur, et ce dans toutes les directions. Par exemple sur la Bolivie, un pays qui m’a beaucoup marqué aussi.
Est-ce un plaisir de rencontrer des lecteurs ?
Si je n’écris pas dans la douleur, c’est un avantage et un inconvénient. Je ne pense pas à ce que j’écris, je fonce, sans penser à la fin du chapitre ou de l’histoire, je ne pense pas du tout au lecteur. Je me raconte l’histoire à moi-même, et ensuite je dois travailler, réécrire en envisageant alors la lecture. Je peux donc écrire partout, dans un café et dans le bruit, mais pour structurer, relire, corriger, ça se fait dans l’isolement et le calme.
Ensuite le dialogue avec les lecteurs, c’est le bonheur : déjà toucher le livre comme un bébé, et puis le voir dans les mains d’un autre et qu’il soit lu, que les lecteurs du premier lisent le deuxième, les échanges lors des rencontres, y compris avec d’autres écrivains. C’est très riche et puis très gai aussi !
La littérature africaine francophone, ça existe ?
Que tu sois de Zanzibar ou de Bruxelles, tu écris et puis c’est tout. Mais bon, quand on est en Belgique, on est comme le Gabon pour les Parisiens : des provinciaux. Ce sont des querelles qui ne me concernent pas. L’espace des livres est restreint et doit être partagé par le plus grand nombre. Pourquoi placer les auteurs africains dans une collection spécifique comme cela se fait chez certains éditeurs ? Ça me gêne mais bon, les écrivains qui y sont publiés sont contents, j’imagine. Si j’écris sur la Moldavie, je ne vois pas pourquoi on irait m’éditer dans une collection africaine.
Le roman dévoile-t-il nécessairement une origine ?
Carrément ! On parle de ce qui nous a nourri. Je ne me vois pas situer un roman dans une région où je n’ai pas d’attaches sentimentales très fortes. Il faut qu’un endroit et ses gens me touchent, donc c’est là d’où je viens : du Rwanda, de l’hôpital où je travaille à Bruxelles, de mon quotidien, de la Bolivie qui m’a séduit, des gens que j’aime…
L’origine, n’est-ce pas aussi la langue maternelle ?
Je viens de participer à une rencontre autour du thème « écrire et penser en deux langues ». Chacun a sa relation avec le français et puis son autre langue. Pour moi, le kinyarwanda est resté la langue de tous les jours. Ma frustration première est que très peu de Rwandais me lisent. Il faut dire qu’on ne lit pas beaucoup là-bas. Il y a bien sûr un gros problème de distribution, une question d’argent, mais l’anglais est devenu la langue dominante au Rwanda, et le français se marginalise. Dorénavant, chaque fois que j’y retourne, je collecte des contes que j’aimerais bien retranscrire en français. Je vais sur les collines et j’interroge les vieux. Quand j’entends leur éloquence, la force de leur langue, je doute quand même d’être capable de rendre cette puissance de la langue kinyarwanda, je ne me sens tellement pas à la hauteur de leur talent.
Propos recueillis par Martha Beullens et Lorent Corbeel
Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 381.