L’histoire est la suivante. Bernard Quiriny s’est entiché d’Henri de Régnier. En comprendre le comment et le pourquoi relève d’une anecdote et des origines d’une passion. C’est à la fois simple et diffus, c’est l’histoire d’une rencontre. Alors Quiriny lit tout, de et sur Régnier : les romans, les contes, les poésies, les cahiers inédits, la correspondance, mais aussi les journaux littéraires des contemporains et tout ce qui parle de lui. Il en tire aujourd’hui, après dix années environ de cette curiosité sans but, des notes sur Henri de Régnier , manière de biographie informelle d’un auteur oublié. Un projet dont l’humilité-même, pour ne pas dire le décalage, propulse immédiatement le lecteur au cœur battant de la littérature.

Car nous voilà bien, dès l’entame de ce Monsieur Spleen , plongés à coup sûr dans une œuvre de création : singulière, sa forme indéterminée tient à la fois de la nouvelle et du carnet, de l’étude et du roman, d’une géographie imaginaire et pourtant d’une cartographie bien précise. C’est une question de regards et de mots, l’impression que la vie et toute l’œuvre d’Henri de Régnier semblent ne plus exister, pendant ces deux cent pages, qu’afin de permettre à Bernard Quiriny de s’escarmoucher avec le texte et de répéter un geste commun, plaisir délicieux et toujours nouveau d’une occupation inutile , pour reprendre les mots du modèle. On peut n’être pas d’accord avec cette dernière formule et reconnaître néanmoins qu’il s’agit là d’une véritable élégance de l’esprit partagée par les deux écrivains. Et peut-être est-ce le plus important ici : partager un certain goût de la texture anachronique, d’un hors-temps de la littérature où la précision de la grammaire et la souplesse de la langue offrent plus de possibilités que l’expérimentation permanente — crée plus d’intelligence, serait-on même tenté de dire. Un détachement du monde, aussi, ni triste ni joyeux, un sentiment profond que la vie quotidienne est le plus souvent absurde et que seule la littérature peut sauver du néant. Quelque chose comme cela qui serait cependant moins pompeux, plus drôle et mieux pensé.

Faut-il alors évoquer ici Henri de Régnier pour encourager à la lecture de Monsieur Spleen ? On pourrait presque s’en passer, dire que de toute façon le lecteur enthousiaste de Quiriny ne deviendra peut-être jamais celui de Régnier : peu importe finalement que ce soit bien le comble de cette affaire puisque c’est d’un excellent livre qu’il s’agit, avant tout. On voit mal, toutefois, quelle autre vague surfer pour transmettre cet enthousiasme-là. Car tout de même, Henri de Régnier n’est pas le moindre des modèles. D’un côté, une œuvre dont Quiriny lui-même admet d’emblée l’importance toute relative. D’un autre, des amis et admirateurs qui se nomment, entre autres, Gide, Valéry, Louÿs ou Proust, excusez du peu ! Faut-il en rajouter sur un bonhomme — pardon, un gentleman — nanti de ces références ? On est au-delà, bien au-delà, des goûts et des couleurs, baignant parmi les plus beaux esprits de leur temps. Régnier débute adoubé par Mallarmé, semble incontournable en 1900, puis devient à lui seul une sorte de décor de la scène littéraire française pour les trente années suivantes. Cocu magnifique, académicien, tête de vieux depuis qu’il est jeune, anti-dandy élégantissime… Il est spleenétissime , Henri de Régnier.

C’est une mise en abyme de lui-même, presque un jeu de fractales auquel se livre ici Quiriny. Ou pour filer la métaphore ludique, Quiriny poursuit donc la grande partie de jeu de go existentiel entamée avec l’Angoisse de la première phrase , son premier recueil de nouvelles. Autoportrait en creux, sûrement, mais projection de soi-même vers la littérature plus certainement encore. Comme ces titres de chapitres qui paraissent à eux seuls justifier le plaisir de s’en prendre cette vie-là : « Régnier jeune homme », « Empire de Régnier » et autres « Plaisirs Régnier ». La liste serait longue, et les extraits trop nombreux, qui illustreraient le talent de conteur de Quiriny et la grâce avec laquelle sa phrase sert d’écrin à celles de Régnier. (Un exemple se trouve d’ailleurs à lire dans le dossier de ce numéro, en page 25.) Tout comme ces chapitres forment une trame qui, à défaut d’être narrative, n’a pourtant de cesse de narrer, Quiriny trouve ici l’artifice idéal pour rythmer son écriture. Ce Monsieur Spleen , aussi singulier que jubilatoire, est une très étrange et très belle chose à lire.

Cet article est précédemment paru dans la revue Indications n o 398.