Un dernier ballon pour la route est le troisième livre de l’écrivain français Benjamin Dierstein, publié aux éditions parisiennes Les Arènes en mars dernier. Entre humour noir, folie et prosaïsme, l’auteur dépeint les travers actuels d’une société pervertie par l’alcoolisme, la violence, la drogue, la mélancolie et la haine. Le chaos est partout. Un récit drôle et désespérant à la fois.
Un dernier ballon pour la route est un roman détonnant qui déstabilise. En d’autres mots : il coupe court à tout. Il déprécie ouvertement, sans filtres, sans fioritures, misant sur un réalisme précis et prosaïque. Les riches, les pauvres, les étrangers, le capitalisme, la surconsommation, les hypermarchés, les alcooliques, les vieux, les vaches, etc. Tout le monde y passe. Rien n’échappe au regard critique et pernicieux du narrateur et personnage principal, Freddie Morvan.
« J’ai écrasé la pédale de l’accélérateur à un tel point que j’ai cru faire un trou dans le plancher, et la voiture a bondi d’un coup, comme un pochtron qu’on aurait rallumé avec un pack de dix. »
Viré de l’armée, viré de la police, viré de son dernier job – celui pour une société privée spécialisée dans la sécurité – Freddie décide de rendre service à un ami d’enfance et se met sur la piste d’une fillette enlevée par des hippies. Avec Didier, son acolyte qui manie aussi bien les armes que les bouteilles, il retourne dans la région de son enfance pour enquêter sur cette affaire. C’est dire que l’occasion de se refaire une santé financière ne s’était pas offerte à eux depuis belle lurette.
Rien de surprenant : l’enquête ne se déroule pas comme prévu et prend des tournures de western de bas-étage, revisité à la française, avec notre duo d’ex-policiers constamment sous l’emprise de stupéfiants et de l’alcool. Les saloons sont des bars miteux et les décors du far-west ne sont autres que paysages moroses, sales, facilement comparables à des bidonvilles. La boisson préférée de Freddie et de Didier ? Le Picard : un mélange de picon et de Ricard, à moins que ce soit du kir banane…
« J’ai garé mes vieux os sur un tabouret de comptoir, à côté d’un gros type avec des habits tâchés et la tête désespérée d’un gusse au chômage longue durée (…) Qu’est-ce que je vous sers ? ― Un rouge a dit Didier. Et pas du rouge dégueulasse d’ambassade, là, hein, de l’étoilé du vrai. »
Le genre du roman policier détourné
Vous l’aurez compris, le déroulement de l’enquête est ralenti par les pauses fréquentes au bar ainsi que par des rencontres impromptues avec des gusses en tout genre – pour reprendre l’expression de Freddie – tous plus louches les uns que les autres : des apaches à la gâchette facile, des toxicos, un médecin corrompu, des villageois crasseux et puants, des connaissances, etc. À la manière dont tous ces personnages sont décrits, on devine qu’il s’agit là de la crème de la crème, du gratin de l’espèce humaine. Dans Un dernier ballon pour la route , le genre du roman policier est détourné voire parodié.
L’enquête amènera nos deux amis au village d’enfance de Freddie, qu’il avait fui lorsqu’il avait 18 ans. L’occasion de retrouvailles, plus ou moins heureuses. Ses amis d’enfance, ses amourettes de l’époque, ses souvenirs au goût parfois amer, ses complicités d’antan comme ses rivalités. Mado, par exemple, est tenancière d’un bar, et d’après Freddie, elle était connue pour être la « trainée du village ». Aujourd’hui, elle crie très fort, sert des verres à tout va et se fait draguer par de vieux alcooliques. Pour sa part, tout ce que Freddie trouve à dire sur elle lorsqu’il la revoit après des années, c’est que « tout pend de partout ».
Autre exemple éloquent : Gwenolé, ancien ami d’école de Freddie. Histoire de se donner un aperçu du personnage en une description peu valorisante :
« Gwenolé, il est tombé dans la liche, comme les autres. Il vit dans la forêt depuis 4 ans, dans une vieille cabane abandonnée. Son toit c’est rien d’autre qu’un ramassis de feuilles mortes qui laisse passer la pluie au moindre coup de vent (…) il vit avec une chèvre. Il mange avec elle, il parle avec elle, il paraît même qu’il baise avec elle. »
Humour noir, cynisme et malaise
On le voit, le ton, lui aussi, est cru, parfois grinçant : toutes les descriptions sont rythmées d’un humour noir et d’impolitesses irrespectueuses auxquelles on ne peut s’empêcher de sourire, mais pas pleinement, car la culpabilité et la bienséance reviennent au galop. Après tout, on se sent toujours un peu mal à l’aise lorsqu’une blague sur les blondes ou les arabes prête à sourire… Ce sentiment est constant dans Un dernier ballon pour la route .
« Ils sont choux les Noirs quand ils sont petits comme ça, nan ? C’est quand ils grandissent que ça pose problème. Ils te foutent un bordel pas possible. »
À l’inverse, d’autres scènes du roman sont d’une extrême violence, décrites avec des détails sanglants, morbides, trop précis. De quoi donner des hauts le cœur. Âmes sensibles prenez garde. Mais rien d’insupportable non plus, car la force du roman repose dans l’absurde des scènes, poussé à l’extrême. Le tout est savamment agrémenté de touches surnaturelles, auxquelles la plupart des personnages du livre semblent croire. Par exemple, il est question des vaches mortes vivantes qui reviendraient hanter le village d’enfance de Freddie. Didier en a une peur bleue et d’autres villageois fantasment sur cette théorie, alimentant ainsi le mystère autour de l’enquête, qui trouvera son aboutissement à la fin du livre. Promis, pas de spoil.
Dans cette logique et au-delà d’une histoire tordue et survoltée, où les personnages obéissent à leurs pulsions et non à leur morale, Un dernier ballon pour la route soulève des réalités bien plus sombres qui touchent notre société : le racisme, les chagrins d’amour, le deuil, la déchéance, l’échec, etc. Au fond, Freddie n’a rien pour lui : son meilleur ami lui a volé la femme de sa vie, Marilou, les hippies-apaches ont tué sa mère lorsqu’il était encore jeune et son père s’est suicidé d’une balle dans la tête. Il ne fait qu’écumer les bars et vit sans le sou.
Plus encore, la misère sociale qui imprègne les pages de ce roman est puissante et dénonce une forme de lutte des classes, entre les paysans et les Larochelière, une riche famille héritière qui règne sur le village et qui, jouissant de ses prérogatives, impose son autorité. Une critique généralisée de la société de consommation est aussi présente.
« Des bonbons et du pinard, que j’ai répété en traversant un passage clouté qui reliait deux immenses parkings remplis de dizaines de voitures, que dis-je, de milliers de voitures, de tant de voitures que l’œil d’un être humain n’aurait pas suffi pour déceler les limites de ces parkings, loin là-bas dans l’horizon floué par la chaleur et le gaz carbonique. »
Un dernier verre pour la route ?
Enfin, le titre du roman fonctionne à l’instar d’un fil conducteur et se retrouve à plusieurs reprises dans les pages du livre. « Un dernier ballon pour la route » signifie « un dernier verre pour la route », phrase fétiche de notre duo d’amis alcoolisés, qui, avant de se remettre à leur enquête, se commandent un dernier verre.
Déjanté, zinzin, loufoque, les adjectifs farfelus ne me manquent pas pour qualifier ce roman qui, derrière tout ce cynisme et cet humour noir, n’est qu’une belle manière de nous rappeler combien l’espèce humaine est complexe et touchante, malgré les vices et les mauvaises pensées auxquelles elle peut prétendre. Freddie et Didier en sont la preuve : ils feront de leur mieux – même si la fin ne justifie pas les moyens – pour faire éclater la vérité. À coup de lance-flammes, de mitraillettes, de fusils MAS 39 et de lance fusée antichar, certes, mais justice est faite.