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création culturelle
Un livre un extrait (15)
Malpertuis de Jean Ray

Un livre, un extrait, un commentaire. Karoo vous propose un autre regard sur les livres ! Aujourd’hui Malpertuis de Jean Ray.

- Schampe ! dit l’oncle Cassave, ces gens sont mes héritiers, dites-leur le montant de la fortune que je laisse après moi.

Le notaire se pencha sur ses papiers et prononça lentement un chiffre. C’était si énorme, si formidable, si fantastique, que le vertige s’empara un moment des esprits présents. (...)

- Cette fortune, déclara le notaire, ne sera pas partagée.

Un murmure de déception terrifiée s’éleva, mais le notaire y coupa court en continuant :

- Quand Quentin Moretus Cassave sera décédé, tout le monde ici présent, sous peine de se voir exclure immédiatement de l’héritage et de perdre tout avantage à venir, habitera et continuera de vivre sous ce toit.

- Mais nous avons une maison, notre propriété ! gémit Éléonore Cormélon.

- Ne m’interrompez pas, dit sévèrement le notaire. Ils y vivront jusqu’à leur mort, mais chacun touchera un rente annuelle, donc viagère, de...

Ce fut de nouveau un chiffre prodigieux qui tomba des lèvres minces de l’officier ministériel.

- On vendra la maison, entendis-je marmotter l’aînée des dames Cormélon.

- Tous y auront droit au gîte et au couvert, dont le testateur exige la perfection. Les époux Griboin, tout en ayant les mêmes avantages que les autres, resteront serviteurs et ne l’oublieront jamais.

Le notaire fit une pause.

- Il ne sera apporté à la maison Malpertuis aucun changement et au dernier vivant sera dévolue la fortune entière. (...) Eisengott qui n’aura aucun avantage, à qui rien n’échoit, et qui ne voudrait rien, sera témoin de la parfaite exécution de ces vœux.

Le notaire prit le dernier feuillet du dossier.

- Il y a un codicille : si les deux derniers survivants sont un homme et une femme, le couple Dideloo en est de fait écarté, ils deviendront mari et femme, et la fortune leur reviendra à parts égales.

Un silence plana, les esprits ne se mettaient pas encore au niveau de la révélation.

- Ainsi je l’ai voulu ! dit l’oncle Cassave d’une voix forte.

(...)

- Jean-Jacques… murmura Euryale.

- Quoi donc ? répondis-je tout bas, mais à grand-peine, car une bizarre torpeur m’écrasait depuis que sa main reposait sur mon cou.

- Écoute-moi, mais ne réponds rien.

- Bien, Euryale.

- Quand tout le monde ici sera mort, nous deux exceptés, tu m’épouseras...

J’aurais voulu me retourner pour la voir, mais sa main se faisait plus lourde et plus froide encore sur mon cou et je ne pus faire aucun geste. Mais en face de nous un trumeau renvoyait nos images. J’y vis briller deux flammes vertes, immobiles, comme d’énormes pierres de lunes perdues au fond d’une eau nocturne.

L’oncle Cassave va mourir. Quelques jours avant son départ, il réunit tous ses héritiers dans sa maison Malpertuis. À la lecture de son testament, les héritiers comprennent qu’ils sont coincés dans cette maison pour toujours. Une maison lugubre, sombre et étrange. Un peu comme un manoir hanté. Cette maison est d’autant plus intrigante de par son nom. « Malpertuis » renvoie à « Maupertuis » qui signifie la maison du malin, elle est à l’origine la maison du goupil (le renard), un animal diabolisé dès le début du XIIIe siècle. De plus, Jean Ray ne manque pas de la mentionner en commentaire du roman :

Dans le célèbre et truculent Roman de Renart les clercs ont donné ce nom à l’antre même de goupil, le très malin. Je ne m’avance pas trop en affirmant que cela signifie la maison du mal, ou plutôt de la malice. Or, la malice est, par excellence, l’apanage de l’Esprit des ténèbres. Par extension du postulat ainsi posé, je dirai que c’est la maison du Malin ou du diable.  (Jean Ray, Malpertuis, histoire d’une maison fantastique , Bruxelles, Labor, 1993, p.55)

En avançant dans le roman, l’histoire prend une tournure encore plus étrange. On ne sait plus si on est dans la réalité ou la fiction. L’auteur donne des indices sur cette question :

Pli dans l’espace expliquant la juxtaposition de deux mondes d’essence différente, dont Malpertuis serait un abominable point de contact.

L’oncle Cassave étant le propriétaire de Malpertuis, est-il par conséquent l’incarnation du malin, du diable ? Pourquoi voudrait-il enfermer ses héritiers dans sa maison à tout jamais ?

Les héritiers, que rien ne rassemble, sont contraints de cohabiter dans cette demeure sinistre où règne un ennui mortel. La maison deviendra de plus en plus mystérieuse, car des phénomènes bizarres vont s’y passer. Peu à peu, l’étrange va s’insinuer dans la banalité du quotidien.

Les protagonistes sont donc enfermés, dans cette prison sans grillage, emprisonnés par l’espoir de cet héritage incroyable. Seulement, si les deux derniers héritiers sont une femme et un homme, ils seront contraints de se marier pour avoir la chance de récupérer l’héritage.

Jean-Jacques Grandsire, le héros et narrateur de la première partie du roman est le neveux de Cassave. C’est lui qui essayera de dénouer les mystères qui entourent Malpertuis et ses habitants, au risque de découvrir une histoire effrayante…

Euryale, sa cousine très mystérieuse, qui ne le regarde pas vraiment, qui est très silencieuse, veut se marier avec lui une fois que tous les autres habitants seront morts. Une annonce qui fait froid dans le dos et qui laisse Jean-jacques paralysé par une force étrange. Jean-Jacques est alors entre les mains (ou les griffes ?) d’Euryale.

Intrigant, étrange et avec une grande touche de mystère, Malpertuis est un roman peu commun qui joue avec son lecteur.

Même rédacteur·ice :

Malpertuis

Jean Ray

Postface de Jacques Carion et Joseph Duhamel

Espace Nord, 2020 (1943)

300 pages

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