critique &
création culturelle
Alive
quand le réel l’emporte sur la fiction

Cowboys et Indiens, saloon et bordel : le décor est planté. De la musique country en guise d’ambiance et le tour est joué. Alive d’Emmanuel Dekoninck revisite la tradition du Far West en un western musical.

À 12 ans, suite à un décrochage scolaire et familial catastrophique, ma mère n’eut d’autre alternative que de m’envoyer à l’internat, dans la campagne hesbignonne. Là, pour combler ma solitude, je me suis inventé un ami imaginaire, un modèle, un compagnon, un héros rien qu’à moi, chasseur de primes, aventurier. Un personnage de cowboy libre et solitaire. Je l’ai appelé Black.

Alive est une pièce autobiographique. L’intrigue est ambivalente mais personnelle, elle dévoile le vécu d’Emmanuel Dekoninck.  Son passé, son présent et son futur, sur scène, ne font qu’un. Le metteur en scène est aussi l’acteur principal. Il cumule les rôles, jouant de sa propre personne et des personnages qu’il dramatise.

© Dominique Bréda

Manu invite d’emblée les spectateurs à prendre part à sa vie, à d’en être les témoins, ne fût-ce que le temps de la représentation. Là, les frontières entre le théâtre et la réalité sont déjà deviennent floues. Le spectateur s’immisce dans la vie dramatisée bien que réelle de de l’acteur, du personnage.

Les actes de la pièce sont entrecoupés d’intermèdes musicaux. Emmanuel, Manu -pour les intimes- et son ami Gilles jouent en direct de la guitare acoustique et électronique et de l’harmonica. Ils revisitent les classiques musicaux à la façon country. La scène finale se conclut sur Stayin Alive des Bee Gees, faisant écho au titre de la pièce.

« Nous allons tuer la fiction »

L’objectif de la pièce ? Tuer Black, l’ami imaginaire, déjà devenu vieux.

Aujourd’hui je veux rendre à Black tout ce qu’il m’a donné en terminant son histoire et en le tuant sur scène.

Le spectateur se fait complice de meurtre. Tout au long de la pièce, Manu, accompagné de son ami, poursuit Black. Il l’affronte en vain à plusieurs reprises sous différents rôles et dans des situations comiques et cocasses : notaire à la bouteille facile, indien d’une tribu autochtone révolutionnée par la technologie, une prostituée masculinisée d’un bordel, une terreur du Far West… Les clichés des rencontres prêtent à sourire, mais l’échec de chacune d’entre elles révèle une réalité latente, commune à chacun. Il faut accepter le réel, affronter ses démons et non pas se réfugier dans le havre réconfortant de la fiction. Elle est tentatrice, agréable pour un moment mais on risque de s’y perdre et de ne plus vivre « la vraie vie ».

Cette réflexion, Manu l’a assimilée, et c’est pourquoi il décide de mettre fin aux joies que lui procurait la fiction et de s’offrir les possibilités du réel, se faisant maître de son destin. La rencontre avec Black, son ami, son double imaginaire, son alter ego fictif, cristallise le paroxysme d’un moment, d’une entrevue, entre la réalité et la fiction. Les deux fusionnent, le réel est imaginaire et l’imaginaire est réel.

Black doit s’en aller, la vie a remplacé la fiction.

© Dominique Bréda

Un jeu d’acteurs simple et efficace

Le jeu de Manu et de Gilles est simple et percutant. Il touche les spectateurs et les interpelle. Leur complicité constitue elle-même un jalon de l’intrigue d’ Alive . À la moitié de la pièce, les deux amis se disputent, le temps d’un instant le spectacle s’arrête, comme si la réalité prenait le dessus sur la dramatisation. L’un sort de scène, traverse le parterre et fixe droit dans les yeux le public. Le second le suit, en courant et hurlant. La scène est vide, le public est seul livré à lui-même. Retour flagrant à la réalité.

Cette coupure apparaît certes comme un entracte mais participe d’une mise en avant des pouvoirs pathétiques, enivrants et attractifs du théâtre. L’espace d’un moment, on oublie la réalité, ses problèmes et sa routine ennuyeuse. Le théâtre et sa performativité nous ouvre la porte à la fiction et à ses infinies spéculations, qui nous happent.

Le théâtre est une expérience de vie encore plus vivante que la vie. On y fait l’expérience du monde réel.

Même rédacteur·ice :

Alive

De et avec Emmanuel Dekoninck, Gilles Masson et Benoît Verhaert
Musique originale (live) Gilles Masson
Lumières et son Juan Borrego
Chorégraphie des combats Emilie Guillaume
Regards extérieurs Hélène Theunissen et Philippe Blasband
Scénographie Renata Gorka
Visuel Dominique Bréda