Ali
Tous pour un

Créé en avril 2024 au KVS et joué à la Monnaie en ce début de saison, l’opéra contemporain Ali raconte l’épopée moderne d’un enfant de Somalie qui doit partir de chez lui pour échapper à Al-Chabab, un groupe intégriste. Un livret captivant écrit en français, somali et arabe sur une musique hybride, rythmée par des chorégraphies envoûtantes.
Ali a douze ans et aujourd’hui, sa mère lui a acheté un ticket de bus pour qu’il parte loin de chez lui. Ali n’est encore jamais sorti de son village. Il l’ignore complètement, mais dans moins de deux ans, il sera à Bruxelles. Ali n’a rien pris avec lui, hormis les paroles de son père décédé peu de temps auparavant : « il faut accepter les choses qui arrivent. » L’intrigue attrape le spectateur à Qoryooley (Somalie), le relâche une première fois au bord de la frontière entre le Kenya et le Soudan pour trois nuits passées à courir, une deuxième fois en Libye chez Walid ‒ un abominable et violent trafiquant qui extorque 9300$ à chaque captif ‒, une troisième fois sur le littoral méditerranéen à l’issue d’une interminable traversée du désert en pick-up, et une dernière fois après avoir débarqué sur les côtes européennes. Une odyssée de près de deux ans condensée en une heure et demie, dont on ressent pourtant profondément l’horreur à chaque écueil. Ali a la chance de retrouver quatre amis issus de son village au fil de son parcours ; le soutien réciproque qu’ils s’offrent les aidera à tenir la distance. Ali est une histoire d’abandons, de résilience et d’un immense espoir. C’est surtout une œuvre qui veut avoir un véritable impact chez le spectateur et lui faire expérimenter une réalité cruelle, plus proche de nous qu’on ne le croit.

L’idée de cette production est venue de la rencontre entre Ricard Soler Mallol, dramaturge et metteur en scène espagnol habitué des spectacles pluridisciplinaires, et Ali Abdi Omar (qui a aujourd’hui 20 ans), le héros de notre histoire. Répondant à un appel à projets d’un réseau de maisons d’opéra européennes, le metteur en scène sollicite le concours de Marie Szersnovicz (décors et costumes), puis du musicien Grey Filastine, né aux États-Unis. Celui-ci a un parcours et des influences assez éloignées de l’art lyrique, étant plutôt familier des musiques indiennes, africaines, brésiliennes et nord-africaines. Il a donc contacté Brent Arnold (violoncelliste et compositeur américain) et Walid Ben Selim, musicien et compositeur marocain, afin de co-écrire la partition. Nous avons donc affaire à un opéra réunissant de multiples voix au service d’une seule. Pour Michiel Delanghe, directeur musical, cette évolution stylistique est caractéristique de l’art lyrique, qui a longtemps été un terrain d’expérimentation. Le travail à six mains de cet opéra a mis au jour une musique hybride, contemporaine ‒ mais accessible ! ‒, cosmopolite, impossible à situer tant elle mêle des influences d’ici et d’ailleurs. Sa caractéristique principale est d’exprimer constamment le mouvement, par le biais de rythmes répétitifs qui se retrouvent également dans le chant et le livret, porté par trois chanteurs dont un contre-ténor dans le rôle d’Ali. Ainsi, on éprouve le temps dans toute sa longueur et sa lourde monotonie, entre les nuits passées à courir, les journées chez Walid passées à se faire battre, et les journées interminables dans le pick-up, passées à essayer de survivre. Le ton change radicalement quand Ali est aux portes de l’Europe, après avoir été recueilli par le bateau de l’ONG SOS Méditerranée : une diva présente les valeurs et les politiques migratoires européennes dans un cabaret burlesque glaçant d’hypocrisie qui nous arrive droit dans la figure, juste après avoir accompagné Ali dans ses épreuves.
L’orchestre est, pour une fois, au cœur de la scénographie, puisqu’il se situe sur scène, en haut d’une mezzanine. Cet orchestre de chambre ne réunit que treize musiciens dont trois percussionnistes aux outils variés. La musique électronique (ici toujours jouée en direct) a une place prépondérante dans l’orchestration et, fait peu commun à l’opéra, nécessite une sonorisation des instruments et des voix. On s’y fait. La mise en scène est sobre, les décors simples, les costumes crédibles, le tout soutenu par un jeu de lumières et de projections ultraréalistes. Tous ces éléments rendent l’histoire très compréhensible et facile à suivre.

À lire les différentes interviews des artistes gravitant autour de cette œuvre, on constate qu’Ali raconte une histoire qui touche tout le monde : bien qu’elle traite d’un drame collectif, c’est un récit intime. Sa force est de nous réveiller collectivement en tant que spectateurs. Sa conception pluridisciplinaire le révèle encore mieux : les arts se regroupent et se nourrissent les uns les autres pour donner toute sa profondeur à cette histoire. Si d’aucuns peuvent désapprouver une mise en scène simple et un langage éloigné de celui des traditions lyriques, on ne peut nier la force narrative soutenue par les chorégraphies très rythmées et explicites, et la musique tellement expressive, dans un équilibre soufflant, de haute voltige artistique.
Pourquoi cette histoire fonctionne-t-elle à l’opéra ? Sûrement parce que la musique agit comme un puissant vecteur d’émotion (d’autant plus qu’Ali utilise des systèmes mélodiques de la musique savante arabe, les « maqam », basés sur des états d’âme et des schémas narratifs conventionnels). Cet opéra atteint son objectif grâce à sa mise en scène très directe, à son aspect pluridisciplinaire, à son intrigue actuelle et au lieu qui l’accueille : il n’est pas anodin de découvrir l’odyssée d’Ali dans la salle qui a vu naître la révolution de 1830, et qui est de nos jours une maison d’opéra avant-gardiste et à la pointe de la technologie. Mais sortons-nous tous avec la même urgence de construire un monde meilleur ?
Plus largement, Ali fait réfléchir sur la manière dont le genre lyrique se renouvelle. Les maisons d’opéra modernisent les productions en recontextualisant les œuvres anciennes (par exemple : Les Contes d’Hoffmann), mais (et même si la création de pièces contemporaines est ancrée dans le contrat-programme de la Monnaie) la production d’œuvres récentes abordant des thèmes actuels dans une mise en scène réaliste semble être l’une des pistes choisies par la maison d’opéra bruxelloise pour donner un nouveau souffle à l’art lyrique.