La cabane d’Alexandra Kollontaï
Amours-camaraderie
Nouvelle création originale de Christine Delmotte-Weber mêlant marionnettes et jeu d'acteur·rices, La cabane d'Alexandra Kollontaï interroge la vision monogame de l'amour dans une pièce douce-amère.
Cela commence par la rencontre de Julia et d'Alix. Regards fuyants, silences gênants et corps qui se cherchent : une relation amoureuse naît d’emblée entre ces deux jeunes femmes. On l'apprend vite, Julia a déjà un compagnon, Samuel, qui lui-même est polyamoureux – il vit en même temps que sa relation avec Julia des histoires parallèles avec deux autres femmes, Ellen et Saskia. C'est lui qui a suggéré à Julia de s'ouvrir à d'autres relations de son côté, car elle souffrait des amours multiples de son compagnon qu'elle perçoit comme une condition sine qua non à leur propre relation mais source de jalousie, d'insécurité, de manque de confiance.
Quand Alix finit par rencontrer Samuel, d'abord à contre-cœur, elle apprend au même rythme que les spectateur·rices ce mode de vie à contre-courant qu'est le polyamour. Cette conception de l'amour , ou en tout cas celle que défend Samuel,se base sur une critique anticapitaliste des relations amoureuses et de l’institution du mariage, qui trouve ses fondations dans l'opposition entre les relations légalisées par une alliance (morales) et les relations hors mariages (immorales). Comme la pièce le souligne, Alexandra Kollontaï, figure communiste révolutionnaire soviétique, féministe et connue pour avoir été la première femme ministre de l’histoire contemporaine, a initié une critique de la notion de propriété privée et des enjeux économiques inhérents à cette institution permettant la concentration du capital. La proposition inverse serait alors de renier le concept d'amour exclusif, la « captivité amoureuse », pour s'engager pleinement dans l'« amour camaraderie » qui encourage les amours multiples et protéiformes, qui « ne s'excluent pas mais se complètent ».
La pièce alterne entre l'histoire du triangle amoureux et de l'évolution de leurs relations, et des moments en suspens qui nous transportent à la fin du XIXe siècle et mettent en scène des marionnettes aux traits, notamment, d'Alexandra Kollontaï elle-même. L'écriture et la mise en scène de Christine Delmotte-Weber nous révèlent des personnages attachants et une intrigue moins simpliste qu'elle n'y paraît. Loin de se présenter comme une simple expositionde ce qu'est le polyamour, la pièce résonne comme un hommage à l'amour, à son imperfection, à ses drames et à ses exubérances. Pour la complexité des personnages par ailleurs, on peut saluer l'excellent jeu des trois comédien·nes, Sarah Joseph (Alix), Sarah Messens (Julia) et Maximilien Delmelle. Chacun de ses protagonistes brille par ses insécurités. Samuel, au discours militant bien rôdé et auquel on ne peut pas reprocher son manque d'enthousiasme, fait un peu grincer des dents. Il n'échappe pas, sous couvert de bonne volonté à toute épreuve et d'une théorie en effet plutôt tentante, à des écueils misogynes lorsqu’il se met à expliquer aux deux femmes ce qu'il pense le mieux pour elles, ou n'écoute pas quand Julia et Alix émettent des doutes sur la structure de « polycule » familial qu'il leur présente. Que cela soit délibéré ou pas, il est le personnage le moins aimable de la pièce alors même qu'il est censé apporter la légèreté de la possibilité d'une alternative. Quand on constate son attitude envers les femmes qui l'entourent, il est compliqué de considérer son point de vue comme autre chose que quelque chose qui se met en place d'abord et surtout dans son propre intérêt.
De son côté, Julia peine à adhérer pleinement à cette philosophie qu'elle n'a pas vraiment choisie sinon pour s’accommoder du mode de vie de son compagnon. Et même si celle-ci développe rapidement des sentiments pour Alix, on ne peut s'empêcher de garder à l'esprit que cette relation se construit un peu à ses dépends, malgré elle. Et Alix, enfin, suit le mouvement par amour pour Julia, en tout cas au début, et semble à certains égards être utilisée dans ce triangle amoureux avant tout pour résoudre les problèmes d'un couple vis-à-vis duquel elle est souvent reléguée au rang d'élément dispensable. Bref, une situation qui génère tout de même énormément de souffrance (principalement envers les femmes qui la traversent, mais même si les questions de genre sont évoquées à quelques reprises, elles ne sont qu'à peine effleurées) que les scènes de joie que partage le trio n'arrivent pas vraiment à compenser. Difficile alors de tirer des conclusions de La cabane d'Alexandra Kollontaï , tant la pièce a la volonté de proposer un mode de vie alternatif, accessible et supposément désirable, tout en faisant traverser à ses personnages les écueils les plus évidents, et pourtant évitables, du polyamour, tant leur relation semble motivée par un respect à deux vitesses. On comprend la volonté de ne pas peindre un portrait idyllique du mode de vie du trio, mais on ne peut que constater que la pièce a tendance à pencher dans la direction opposée, au mieux en dépolitisant complètement son propos, au pire en faisant passer pour du polyamour un triangle amoureux dysfonctionnel. Peut-être le problème de la pièce est en réalité d’avoir eu peur de se transformer en documentaire sur le polyamour, ce qui l’amène à n’effleurer qu’à peine les sujets qu’elle ne peut pourtant éviter complètement. Pourquoi la relation ne fonctionne-t-elle pas ? Pourquoi cette théorie si brillamment exposée par Alexandra Kollontaï mène-t-elle au déchirement d’amours pourtant sincères ? Quels mécanismes, sexismes notamment, sont en jeu ici ?
C'est pourtant une belle utopie que nous laisse entrevoir cette pièce . Dans la cabane qu'a construite Samuel, elles et il habitent un espace qui n'appartient qu'à lui et elles et leur laisse la possibilité de réinventer leurs amours hors du monde. C'est une vision peut-être un peu naïve que de laisser entrevoir la perspective de trouver refuge en dehors des contraintes, de créer sa propre utopie à défaut d'insuffler l'idéal dans la société qui nous entoure, mais c'est, il faut le reconnaître, porteur d'un espoir de changement.