Quel avenir pour nos consciences, quel avenir pour nos corps ? Dans sa chorégraphie contemporaine d’anticipation Audrey Lucie , Oriane Varak réapprend à prendre possession de soi-même, entre libre-arbitre et contraintes extérieures.
Sur la scène minimaliste de la Balsamine, deux personnages anonymes attendent leur public, l’un derrière un masque de canidé, l’autre derrière une version modernisée d’un heaume argenté. Malgré ces symboles de puissance et de temps anciens, c’est vers un futur où le lâcher-prise, la solitude et la fragilité sont primordiaux qu’ Audrey Lucie nous plonge le temps d’un spectacle.
C’est alors que les théâtres et lieux de spectacle rivalisent d’ingéniosité et mettent tout en place pour faire vivre culture, artistes et intermittents du spectacle malgré leur fermeture depuis des semaines qu’ Audrey Lucie est présentée pour la première fois à un public en avril dernier. Au lieu d’annuler complètement un spectacle programmé, la Balsamine a ainsi proposé quelques créations originales à une vingtaine de critiques. Mais Audrey Lucie , la dernière création de la chorégraphe Oriane Varak pour la Notch Company1 s’inscrit particulièrement dans ce contexte inédit, étrange et particulièrement solitaire. Vivre différemment, s’adapter, évoluer, c’est justement le message, un peu occulte, de ce moment de danse contemporaine suspendu.
S’ils sont deux sur scène tout du long de la performance, c’est dans un « presque solo » de danse que Audrey Lucie nous met face à notre propre conscience, dans une dimension hypnotique. L’idée est assez simple : dans un futur proche, nos consciences sont téléchargées dans un espace virtuel, pour une renaissance sous une forme digitale. Préparation du corps et de l’esprit, adieu à soi-même et découverte d’un nouvel état éthéré sont tour à tour explorés par la danseuse. Audrey Lucie sera la première à entrer dans le « SNURB » ( Soul Negentropic Utility for ReBirth ), pourtant tout dans la mise en scène indique qu’elle pourrait être n’importe qui. Elle incarne ainsi l’humanité dans son ensemble, dans ce désir d’échapper à nos réalités limitées.
Audrey Lucie nous donne effectivement l’impression d’être seule face à elle-même dans ces derniers instants charnels. Pour soutenir cette idée d'universalité, la scénographie est criante de simplicité : une plante verte un peu décrépite, un arrosoir, un fauteuil gonflable pop. Au sol, un rais de lumière en biais, le long duquel Audrey Lucie se déplace de manière robotique, parcourue de spasmes et autres glitchs. Ce minimalisme est contredit par les costumes et accessoires de la danseuse, élaborés, exagérés et participatifs à la création d’un imaginaire d’un monde superficiel. Audrey Lucie, déjà, apparaît plus comme un avatar de jeu vidéo qu’une humaine de chair et d’os, sorte de guerrière légèrement sexualisée, en combinaison-jupe en cotte de maille dorée, parées de minuscules miroirs sur lesquels viennent se refléter la lumière du plateau. Cette armure dorée surmontée du heaume à la cotte de maille assortie rend la danseuse irréelle. Plantée dans ce décor si banal, elle vient soutenir une idée de bug dans la matrice : sa force et sa puissance sont contrecarrées par une impression de décalage peu sincère.
Comme pourvue d’œillère en suivant toujours la même linéarité confinée, elle exécute des mouvements répétitifs et saccadés, intenses, douloureux. Tour à tour, elle se touche tendrement, se redécouvre avec curiosité puis énervement, lutte contre ses membres et son corps qui ne semblent plus lui répondre.
Dans ce voyage inter-dimensionnel, elle est accompagnée par une ombre étrange, qui observe à distance son exploration d’elle-même. Chemise hawaïenne, longue chevelure lisse et figure de chacal imposante : Anubis est supposé être son opérateur qui l’accompagne dans cette transition. Dans la mythologie égyptienne, Anubis est le dieu funéraire, figure bienveillante qui accompagne les défunts dans un nouveau monde. Ici pourtant, la présence et le rôle de cet être de pouvoir titille et dérange. Tantôt assis en témoin passif en fond de scène, tantôt réfugié derrière micro et instrument de musique, la présence relativement discrète d’Anubis donne une impression de voyeurisme et de frein au libre-arbitre, comme une incarnation inutile et malsaine dans un processus très personnel.
Le terme du spectacle ouvre sur ce nouveau monde de manière assez positive, plus lumineuse, enfin. Un bref instant, on se précipite presque avec joie dans un nouvel imaginaire, Audrey Lucie pourrait ainsi s’inscrire comme les prémices de l’épisode à succès « San Junipero » de l’anthologie Black Mirror . Mais l’impression d’utopie ne perdure pas et se confirme celle d’avoir été le témoin d’une souffrance et de l’abandon de soi, pour se tourner vers un état sur lequel elle n’a pas le contrôle… Sorte d’allégorie en carton, reflet limité de la conscience humaine.