Bones and All
Cette étrange faim de l’autre
Dans son nouveau long-métrage Bones and All, le cinéaste italien Luca Guadagnino propose un road-trip horrifique aux accents romantiques, un film étonnant explorant les limites de l'humanité.
Bones and All est un film qu'on ne peut pas s'empêcher de qualifier de singulier, ne serait-ce que pour l'étrange mélange de sentiments qu'il laisse à ses spectateur·trices. C'était la première fois, en tout cas, que je sortais du cinéma avec l'impression à la fois d'avoir vu un film assez gore... et terriblement mignon.
Le film se centre sur le personnage de Maren (Taylor Russell), 18 ans, brusquement abandonnée par son père après un incident pour le moins malheureux : elle a, au cours d'une soirée pyjama, dévoré le doigt de sa camarade. Dans une cassette audio qu'il lui a laissée, il lui apprend que ce n'était pas la première fois que de tels événements, maintenant manifestement refoulés, arrivent. Alors qu'elle part à la recherche de sa mère, pensant qu'elle pourra peut-être comprendre ses pulsions, elle croise d'autres personnes comme elle : des eaters (mangeurs). Parmi ceux-ci, Lee (Timothée Chalamet), un jeune vagabond qui deviendra son compagnon de voyage à travers les États d'Amérique. Ensemble, ils apprendront à vivre à leur façon en délimitant leurs propres codes moraux.
Le cannibalisme a une place un peu particulière dans le cinéma d'horreur. Parce que la pratique touche aux pulsions, elle comporte une dimension sensuelle dérangeante, d'autant qu'elle pose une transgression éthique extrême : l'ultime déshumanisation d'autrui, celle de le rabaisser au niveau de produit de consommation, mais qui ouvre en même temps une perspective de communion avec l'autre par absorption. C'est un sujet qui a fait couler l'encre des anthropologues et des philosophes depuis longtemps 1 . Culturellement, il s'agit aussi d'un thème dont on sait, en tant que spectateur·trices, qu'il existe « dans la vraie vie » – qu'il s'agisse d'anthropophagie rituelle, « de survie », ou de cas criminels rares mais existants. Mais, en même temps, l'existence d'une telle pratique paraît tellement violente, tellement inhumaine, qu'elle semble presque appartenir à un imaginaire fantastique lugubre... Sans prétendre avancer ici une explication absolue, je pense qu'on a ici un début d'éclaircissement sur le succès, par exemple, d'une série comme Dahmer (Netflix, 2022). Quoi de plus choquant, en effet, que de se rappeler que cela existe pour de vrai ; que ce qu'on pourrait considérer dans nos sociétés modernes comme la forme la plus absolue d'inhumanité n'appartient pas à un monde habité de zombies, d'ogres ou de créatures magiques sanguinaires, mais bien à notre bon vieux genre humain ? Pour ma part, avec des obsessions cinématographiques entre la female revenge pop à la Jennifer's Body (Karyn Kusama) et les pulsions érotico-meutrières de Grave (Julia Ducournau), je ne pouvais qu'être interpellée par les promesses de Bones and All .
L'affiche nous annonce un « film qui vous obsède », et il est vrai qu'avec de tels thèmes, il pouvait difficilement rater son coup, particulièrement auprès des amateur·trices de body horror ... mais pas que. Car la bande-annonce ultra-violente laisse finalement assez peu transparaître le fait qu'il s'agit surtout d'un road movie mêlant romance et récit initiatique... bon, un road movie avec, occasionnellement, des corps sanglants déchiquetés et dévorés, mais quand même. Si l’on se rend au cinéma en s'attendant à un film d'horreur au sens strict, on risque d'être surpris·e par la douceur qui se révèle au fil de ce long-métrage aux personnage évoluant naïvement et maladroitement dans un monde qui s'avère parfois plus hostile qu'eux. On pardonnerait presque leurs tendances à manger leur prochain à ces deux gamins paumés et impulsifs. Quand on a accepté le postulat de l'anthropophagie, ou en tout cas son inéluctabilité, les questions éthiques sont à reconsidérer : qui est le moins inhumain, parmi les eaters ? Celui ou celle qui ne mange que par absolue nécessité ? Qui ne tue que les personnes déjà mourantes ? Qui ne mange pas les autres « mangeurs »? Qui ne tue que parce que sa nature l'y contraint ?
La force de Bones and All est de traiter le cannibalisme comme une métaphore dans laquelle le·a spectateur·trice verra ce que bon lui semble – des pulsions macabres, de la rébellion adolescente, de la marginalité –, tout en restant suffisamment ouvert dans son propos pour garder une certaine légèreté. Drôle de film en effet que celui-ci, parfois terrifiant, parfois mélancolique, parfois exubérant, dans sa globalité assez tendre et un peu gore. La direction photo par Arseni Khachaturan et inspirée des clichés de William Eggleston 2 souligne d’ailleurs tout cela. Le récit défile dans une Amérique sixties aux couleurs chaudes, faisant défiler des paysages déserts à perte de vue et s'enchaîner les petites villes. Le genre du road trip si cher à Hollywood, le voyage faisant partie intégrante de la culture américaine, l'Italien Luca Guadagnino le comprend bien et n'hésite pas à jouer de ses codes pour donner à son film une patte un peu nostalgique et presque réconfortante... jusqu'à la prochaine scène horrifique.
On découvre à la tête de l'affiche l'actrice canadienne Taylor Russell, auparavant surtout connue pour ses performances sur le petit écran et qui offre ici une interprétation absolument saisissante. Elle donne une profondeur et une subtilité à un personnage qui aurait aisément pu être bâclé. Très impressionnante dans son rôle, elle réussit à lui accorder une justesse et un côté touchant. Taylor Russell a d'ailleurs été récompensée du prix Marcello-Mastroianni du meilleur espoir à la Mostra de Venise et ce film donne envie de la découvrir dans d'autres rôles à l'avenir. À ses côtés, Timothée Chalamet, qu'on ne présente plus, indubitablement un des acteurs les plus en vogue du moment. C'est un acteur que Luca Guadagnino avait d'ailleurs contribué à faire connaître puisque le jeune homme avait marqué les esprits dans son Call me by your name comme premier grand rôle . Ses qualités de comédien ne sont plus vraiment à prouver, particulièrement dans des rôles de jeunes éphèbes qui lui collent à la peau, peut-être un peu trop (de mon côté, je garde en tête un Henry V bien trop lisse de sa part dans The King ). Mais ce Bones and All rappelle qu'il est capable de donner une dimension assez unique à ses performances. Chalamet a incontestablement un jeu bien à lui, un « petit quelque chose » dans la gestuelle qui m'avait marqué dans Don't look up que j'ai retrouvé avec plaisir ici et qui donne à ses personnages un côté terriblement attachant et une humanité à fleur de peau. Les deux têtes d’affiche sont accompagnés de personnages secondaires marquants et dont aucun ne semble superflu – on notera notamment un Mark Rylance absolument glaçant et un passage-éclair (mais mémorable) à l'écran de Michael Stuhlbarg.
C'est, en somme, un film qui, s'il n'invente rien en soi, réussit assez brillamment à piocher dans les codes de plusieurs genres – la romance, l'horreur, le road movie , le coming of age – pour en produire un résultat singulier. Bones and All nous emmène dans une quête sombre et lumineuse pour l'appartenance, dans une lutte cruelle contre ses pulsions. Et au final, quelle terrible aventure que cette faim dévorante de l'autre.