Entretien avec Marie Gomis-Trezise
« Je cherche à créer une esthétique unique tout en célébrant l'authenticité des voix artistiques de la diaspora africaine. »
Alors que sa troisième exposition Future Gaze bat son plein, Marie Gomis-Trezise nous a ouvert les portes et les coulisses de sa galerie. Niché dans le quartier cossu du Sablon, le projet fait la part belle à la photographie africaine contemporaine et offre un regard frais au huitième art.
Pourrais-tu nous parler de ton parcours personnel et de ce qui t'a conduit à fonder Galerie Number 8, maintenant Galerie Gomis ?
J'ai commencé dans les années 90 dans l'industrie musicale en France, sans formation particulière. J'ai gravi les échelons pour devenir directrice artistique chez Vogue, lié à BMG, où on retrouvait des artistes comme Whitney Houston et Patrick Bruel. Durant l'âge d'or du hip-hop, j'ai signé des artistes comme Stomy Bugsy chez Columbia Records. Après avoir quitté Paris pour Londres et travaillé dans l'édition musicale, j'ai ressenti le besoin de changer de cap.
Mon voyage au Sénégal a été révélateur, reconnectant avec mes racines et me poussant à soutenir des artistes de la diaspora. C'est ainsi qu'est née l'idée de la Galerie Gomis, initialement Galerie Number 8. Avec mon expérience et mon instinct pour la découverte artistique, j'ai lancé la galerie en 2016 avec l'exposition en ligne Pulling Down the Wall, en réponse à l'élection de Trump.
Depuis lors, j'ai participé à diverses foires d'art contemporain afin decontinuer à promouvoir le travail de mes artistes. Je cherche à créer une esthétique unique tout en célébrant l'authenticité des voix artistiques de la diaspora africaine. C'est un défi constant, mais chaque jour nous avançons, contribuant à l'essor de la nouvelle génération d'artistes.
Pourquoi avoir décidé de changer le nom de la galerie ? Y avait-il un besoin de réappropriation ou de représentation dans un projet comme celui-ci ?
J'ai ressenti le besoin de changer le nom de la galerie car je me suis rendu compte que, bien que l'attention soit toujours portée sur les artistes, c'est moi qui les représente et soutient leur travail. En tant que galeriste noire, je suis consciente de la rareté de notre présence sur la scène de la photographie. Il est crucial pour moi de m'identifier et d'être identifiée dans ce domaine. Le nom « Galerie Number 8 » était un peu abstrait, et je pense qu'à l'époque, je n'avais pas pleinement confiance en moi pour me mettre autant en avant. Cependant, aujourd'hui, je sens que mon travail est reconnu, et je suis fière du chemin parcouru. En laissant ma marque et mon héritage dans ce domaine, je souhaite que mon travail soit véritablement associé à mon nom.
Tu évoquais un peu plus tôt ton expérience en maison de disque, et je me demandais si cette fonction avait influencé ta vision pour la galerie et si tu voyais des similitudes dans ces fonctions liées à l’art ?
Les similitudes entre mon expérience en maison de disque et ma vision pour la galerie résident dans mon engagement constant à découvrir de nouveaux talents. J'ai toujours été passionnée par la recherche et la mise en avant d'artistes prometteurs, ce qui se reflète dans mon travail de scouting. Cependant, ce qui pouvait être frustrant dans l'industrie musicale, c'était la division entre l'aspect artistique et le marketing. Le marketing prenait souvent le pas sur la créativité, et en tant que minorité dans un milieu largement masculin, dont je ne partageais pas forcément les mêmes références culturelles, ça pouvait être difficile à vivre.
Aujourd'hui, avec la Galerie Gomis, j'ai la liberté totale de faire ce que je veux. Il n'y a personne au-dessus de moi pour dicter mes choix. Bien sûr, il existe toujours une pression commerciale, mais je peux m'exprimer authentiquement. En musique, il y avait parfois le sentiment de s'approprier une culture pour la monétiser, ce qui ne correspondait pas à mes valeurs. En galerie, je me sens plus en accord avec ma vision et mes convictions, et je peux porter pleinement la narration que je souhaite transmettre. C'est une façon pour moi de reprendre le pouvoir sur ma propre histoire et de m'engager politiquement à travers mon travail.
En parlant de liberté et de choix, pourquoi t’es-tu tournée vers le quartier du Sablon pour ce projet ?
Le choix du quartier du Sablon pour la Galerie Gomis s'est fait un peu par hasard au départ. Initialement, je cherchais dans les quartiers plus hauts de la ville, espérant apporter une perspective différente au milieu des grandes galeries d'art. Cependant, après quelques refus, j’ai commencé à envisager le quartier du Sablon. J’ai remarqué qu'il abritait de nombreux stylistes et boutiques de jeunes créateurs, ce qui a suscité mon intérêt.
J’ai réalisé que ce quartier en pleine mutation offrait une opportunité unique pour la galerie. De plus, la présence d'antiquaires vendant des artefacts d'art ancien africain et océanien dont on ne connaît pas forcément la provenance rendait le statement encore plus fort. Je vois dans cette juxtaposition l'occasion parfaite de présenter l'Afrique contemporaine et de défendre les récits de la diaspora dans un environnement novateur. C’était également une manière importante de montrer que l'Afrique est moderne et de proposer une alternative rafraîchissante aux stéréotypes souvent associés à ce continent.
Peux-tu nous en dire plus sur ton processus de sélection pour la galerie : comment s’articule la curation et quelle est ta stratégie ?
Mon processus de sélection pour la galerie est avant tout basé sur une connexion personnelle avec l'artiste. Parfois, je peux être totalement époustouflée par le travail d'un artiste, mais si je ne ressens pas de connexion lors de la rencontre, cela peut compromettre la collaboration. Pour moi, c'est une question de confiance et d'énergie partagée.
J'ai commencé à une époque où l'esthétique artistique connaissait un changement significatif, une nouvelle énergie émergeait. Les artistes sont naturellement venus vers moi, reconnaissant la qualité de leur travail ainsi que de mon engagement. Cependant, je constate qu'aujourd'hui, avec l'avènement des réseaux sociaux comme Instagram, il y a beaucoup de copies et de médiocrité qui circulent. Cela rend le processus de sélection plus difficile, et il est essentiel de prendre son temps pour trouver des artistes authentiques et sincères.
Je ne prends pas de candidatures spontanées, car je préfère les recommandations ou les approches plus organiques. Parfois, ce sont mes propres artistes qui me recommandent des talents, parfois ce sont des curateurs ; Kader Diaby, par exemple, m’a été conseillé par une curatrice parisienne qui a perçu que son profil correspondrait à ma vision. Pour moi, il est essentiel que ce processus reste organique et que je puisse avoir des coups de cœur authentiques pour les artistes que je représente.
L'exposition actuelle à la Galerie Gomis fait partie du parcours du PhotoBrussels Festival. Peux-tu nous en dire plus sur ce projet et ce que les visiteurs peuvent attendre de ce groupshow ?
J'ai rencontré Delphine Dumont (fondatrice du festival) il y a sept ans, lors de la deuxième édition, car elle souhaitait exposer David Uzochukwu, un artiste que je représente. Depuis lors, nous avons gardé contact et lorsque j'ai ouvert ma galerie, j'ai été invitée à participer au festival. Le comité de sélection a accepté ma proposition, ce qui m'a permis de présenter quelques-uns des artistes phares de la galerie dans une exposition collective intitulée Future Gaze. Cette exposition offre un regard vers l'avenir de la photographie, en mettant en lumière le travail de jeunes photographes dont l'héritage culturel nourrit les œuvres. J'ai également inclus deux projets brésiliens : l'un porté par le duo queer MAR+VIN de São Paulo, explorant l'identité afro-brésilienne, et l'autre par Gleeson Paolino, dont les racines profondes dans la culture amazonienne témoignent de la richesse du Sud global. Cette participation au festival représente pour moi une opportunité de faire découvrir au public belge la diversité et la richesse de la photographie africaine contemporaine, tout en contribuant à élever l'attention sur ce médium souvent sous-estimé dans le monde de l'art.
À vos agendas : le samedi 24 février, la Galerie Gomis sera au cœur du tour Lens on Africa: Exploring Diverse Narratives en collaboration avec le Centre Africain de Bruxelles et Cloud Seven. Sous la conduite de la journaliste culturelle Maria Bemba, cette visite guidée offre une immersion unique à travers trois lieux emblématiques.
En tant que fondatrice de Galerie Gomis, quels sont tes objectifs et aspirations pour l'avenir de la galerie et son impact sur le paysage artistique ?
Mes objectifs pour l'avenir de la Galerie Gomis sont de continuer à organiser des expositions puissantes et significatives. Nous en sommes actuellement à notre troisième exposition, et je suis particulièrement enthousiaste à l'idée de présenter le premier solo show de la galerie avec David Uzochukwu en avril, sous le commissariat d'Ekow Eshun, un auteur-curateur très respecté qui collaborera pour la première fois en Belgique. En parallèle, j'aspire à développer un programme public pour la galerie. Je constate un engouement croissant chez les jeunes pour l'art, et j'aimerais organiser des conférences, des discussions et d'autres événements éducatifs. J'espère également pouvoir collaborer avec des institutions pour étendre notre rayonnement et offrir des opportunités d'apprentissage et de découverte aux amateurs d'art.
Je souhaite également encourager la nouvelle génération à s'engager dans la collection d'art. C'est pourquoi je propose une variété de tarifs abordables pour des œuvres de qualité, afin de rendre l'art plus accessible à un public diversifié. Je crois fermement que l'art doit trouver sa place dans tous les foyers, et je veux contribuer à faire émerger une nouvelle communauté de jeunes collectionneurs.
Enfin, j’aimerais compter sur toujours plus de soutien de mécènes et de collectionneurs pour assurer le développement et la pérennité de la galerie. Bien que notre réputation soit solide à l'international, grâce aux foires auxquelles nous avons participé, il est crucial d'avoir un soutien local pour renforcer notre présence et notre impact dans la communauté artistique belge. Je suis convaincue que, avec un tel soutien, nous pourrons continuer à grandir et à promouvoir l'art contemporain de manière significative et inclusive.
Le 7 mars, Marie Gomis sera présente au FOMU d’Anvers pour le POC POC, un talk lancé par The Constant Now de Magali Elali.