critique &
création culturelle

Guillaume Tell

L'intensité à tous les étages

© J. Berger

Ce printemps, l’Opéra Royal de Wallonie-Liège donne l’ultime opéra de Gioachino Rossini, Guillaume Tell, dans une production puissante et vindicative mise en scène par l’artiste français Jean-Louis Grinda, où les trois éléments essentiels de l’opéra se drapent d’intensité : l’intrigue, la voix et l’orchestre.

Guillaume Tell est le dernier opéra du compositeur italien Gioachino Rossini (1792-1868), créé en 1829 à Paris en version française. Cet opéra en quatre actes est connu pour sa mythique scène de la pomme et de l’arbalète, ainsi que pour son ouverture au final galopant. Cependant, il n’a pas toujours su trouver son public : trop long (près de quatre heures trente de musique dans sa version intégrale), trop différent des autres œuvres du compositeur, trop révolutionnaire dans un XIXe siècle déjà bien agité… En résultent donc des coupures dans l’argument et des versions « concert » de l’ouverture. La production de Jean-Louis Grinda avec Nicola Alaimo, un habitué du rôle-titre, se veut compréhensible et moderne, sans pour autant défaire l’œuvre de son intensité en trois tableaux : l’argument, le chant et l’orchestre.

Commençons par l’intrigue : au XIVe siècle, la Suisse est envahie par les Autrichiens. Le vent de la révolte souffle en Helvétie, incarnée par le villageois Guillaume Tell. Celui-ci est entouré du vieux Melchtal, autorité spirituelle montagnarde, et d’Arnold Melchtal, son fils, secrètement amoureux d’une princesse autrichienne prénommée Mathilde. Un jour, lors d’une fête de mariage, Guillaume décide de porter secours à un berger cherchant à échapper à l’ennemi : il saute sur une barque et emmène le malheureux en sécurité sur l’autre rive du lac des Quatre Cantons, au prix d’un merveilleux effort. La joie des Suisses sera de courte durée, puisque les Autrichiens se vengent en tuant le vieux Melchtal devant le peuple atterré. Plus tard, Arnold et Mathilde se retrouvent en secret dans la forêt et se déclarent leur amour, qui ne peut s’officialiser avant que le jeune homme ne se soit distingué sur le champ de bataille. Guillaume arrive et apprend à Arnold la terrible nouvelle de l’assassinat de son père ; l’orphelin comprend alors qu’il n’a plus d’autre choix que de le venger en boutant les envahisseurs hors de leurs belles montagnes. L’amour attendra.

© J. Berger

Guillaume devient officiellement le meneur de la révolte des Suisses. Il refuse de se prosterner devant Gessler, le gouverneur ennemi, et se retrouve contraint, pour demeurer libre, de tirer un carreau d’arbalète dans une pomme posée sur la tête de son fils, Jemmy. Il réussit, mais se fait tout de même condamner à mort pour avoir dissimulé un autre carreau dans sa manche, destiné à Gessler. Les évènements s’enchaînent dans le dernier acte : Mathilde parvient à sauver Jemmy et à le ramener à sa mère, Arnold galvanise les troupes pour l’assaut final sur le village et Guillaume, alors qu’il est emmené en bateau sur le lac aux côtés de Gessler, parvient à prendre le contrôle de l’embarcation dans une terrifiante tempête. Notre héros saute à terre, saisit son arbalète et abat le gouverneur d’un seul trait. Voilà la Suisse sauvée.

L’argument expliqué ici est agrémenté de scènes de danse, de chants folkloriques et d’une multitude de personnages alimentant chacun la colère de Guillaume. Grinda, dans cette version, a choisi de supprimer certaines scènes et d’en ajouter d’autres, comme cela se fait souvent avec cet opéra ; malgré ce travail de simplification de la narration, une impression globale de longueur se dégage de la production. Les coupures induisent une légère confusion par rapport aux personnages, puisque Mathilde et Gessler ne sont d’abord qu’évoqués et arrivent tardivement dans l’intrigue, ce qui n’aide pas à la bonne compréhension de l’œuvre, ni à son avancement. Un autre facteur de lenteur est la mise en scène très statique qui évolue dans des décors très simples : des panneaux de bois coulissants pour les scènes d’oppression et des paysages montagnards pour les moments de liberté, donnant presque trop dans le cliché. Il en va de même pour les costumes des Autrichiens, tout droit sortis d’un placard nazi. Les autres costumes, eux, sont issus du vestiaire du XIXe siècle français, bien que Rossini et ses quatre librettistes aient situé leur Guillaume Tell au Moyen-Âge.

© J. Berger

Le deuxième aspect intense de cet opéra réside dans la partition du chant. D’un côté, le chœur, solide et puissant, intervient tout au long de l’histoire pour mettre en musique le malheur du peuple et son envie de se libérer du joug de Gessler. Sa présence vocale compense le manque de mouvement dans la mise en scène, qui laisse donc toute la place à la voix. De l’autre, les personnages principaux rivalisent de vigueur pour chanter tour à tour leur colère, leur peur, leur patriotisme ou leur amour. Chaque émotion est étirée dans toute sa longueur, ce qui offre des airs magnifiques d’une difficulté souvent extrême (notamment celui d’Arnold, « Asile héréditaire », ou un autre encore dans lequel cinq personnages chantent à pleins poumons avec le chœur). Les frissons sont garantis avec le casting parfait de cette production : un Guillaume (Nicola Alaimo) bien ancré, un Arnold (John Osborn) brillant, une Mathilde (Salomé Jicia) guerrière et un Jemmy (Elena Galitskaya) tout aussi révolutionnaire que son père.

Deux scènes m’ont particulièrement marquée par leur douceur : celle de la pomme qui, en plus d’être très réaliste dans le dialogue, est d’une justesse terrible dans l’interprétation scénique d’un père qui ne doit surtout pas manquer sa cible et qui exprime sa peur et son amour pour son fils ; la deuxième relate le moment où Jemmy est rendu à sa mère par Mathilde et consiste en un beau trio également rempli d’amour. Ces deux scènes mettent à l’épreuve la relation parentale et indiquent l’importance de la famille dans les valeurs de cette œuvre.

© J. Berger

Enfin, le troisième aspect intense de Guillaume Tell est sa partition d’orchestre. Le ton est donné avec le final de l’ouverture : un air très rapide et galopant, galvanisant. Il suffit de regarder la réaction du public, qui sourit et tape des doigts sur les cuisses et des pieds sur le parquet face à la fougue des musiciens de l’ORW-L. Le reste de la partition orchestrale soutient le texte : il faut se battre, et l’orchestre va vous montrer comment faire. Par ailleurs, Guillaume Tell représente un moment charnière dans l’histoire de l’opéra, en le faisant plonger tête la première dans la musique romantique. Cela se retrouve notamment dans l’exaltation de la nature. Du côté musical, tout au long de l’opéra, la Suisse et ses montagnes s’incarnent en musique, à travers le doux air du Matin et les nombreux cors et flûtes folkloriques qui appellent d’abord à la fête puis à la révolte. Toute la partition vocale et orchestrale est ainsi au service de l’émotion et de l’intériorité. Symboliquement parlant, la forêt est le havre de paix dans lequel on se retrouve en secret, où l’on réfléchit, alors que le lac est le lieu des conflits et de l’action. C’est là qu’éclate la terrible tempête qui permettra à Guillaume de tuer Gessler et donc à la Suisse d’être libre.

Guillaume Tell, en plus d’être un opéra intense, est une œuvre relativement lourde pour le spectateur, qui se prend en pleine figure la violence de l’histoire (à travers les thèmes de la vengeance et de l’injustice), les émotions décuplées et l’orchestre à pleine puissance. Il est intéressant de noter que ses valeurs patriotiques et son message politique très transparent n’ont pas du tout eu le même effet, lors de sa création, sur les spectateurs parisiens de 1839 que La Muette de Portici d’Auber a eu sur les spectateurs bruxellois de 1830 : le contexte de création, le lieu, le style et le public présent étant totalement différents. Cela dit, le public liégeois n’a pas manqué de réagir à plusieurs reprises, ses « bravo » ponctuant régulièrement l’action. Malgré le minimalisme de la mise en scène de Grinda, l’expérience musicale est totale et le spectateur n’en sort pas indemne : exalté ou, pour ma part, un peu sonné.

Même rédacteur·ice :

Guillaume Tell

De Gioachino Rossini (1829)
Direction musicale : Stefano Montanari
Mise en scène : Jean-Louis Grinda
Avec Nicola Alaimo, John Osborn, Salome Jicia, Elena Galitskaya
Décors : Éric Chevalier
Costumes : Françoise Raybaud
Lumières : Laurent Castaingt
Chorégraphie : Eugénie Andrin

Vu le 16/3/25 à l'Opéra Royal Wallonie-Liège

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