critique &
création culturelle

Hardcore

Une utopie ?

© Ugo Woatzi

Dans Hardcore, présenté à la Balsamine, Alban Ovanessian chorégraphie un spectacle où puissance équivaut à libération corporelle. Une performance cathartique désinhibée qui surévalue l’émancipation par la force au détriment du care.

Le cloche retentit. Le spectacle va débuter, mais d’abord, quelques mots du chef de salle : nous sommes invité·es à déposer nos affaires derrière le rideau, sur les gradins avant de prendre place sur la scène. « Sur la scène ? », quelques visages ahuris s’interrogent. Nous plongeons alors dans une salle quasi-obscure avant de découvrir, de l’autre côté du rideau, le dispositif scénographique : un quadri-frontal en 360° sur lequel les quatre interprètes sont déjà en train de se mouvoir subtilement en observant les spectateur·ices s’installer sur les praticables placés tout autour de la scène. Deux praticables se trouvent également sur le plateau et serviront d’appui, de mini-estrades pour les performeur·euses.

Sur un fond sonore rappelant vaguement une séance de méditation en pleine conscience, iels observent donc le public prendre place avant de bouger dans des mouvements lents, ondulés, rappelant des postures de yoga ou des exercices d’échauffement. Le plateau est inondé d’une lumière blanche unique qui passera à un orange profond : une transition lumineuse qui se répétera pour marquer la transition entre les différents tableaux. La musique se teinte de sons urbains (comme des bruits de motos) et de percussions, avant de se rapprocher de l’électro puis de passer au punk-rock/métal. Chaque transition musicale signifie la transition d’un tableau dansé. Le vacarme s’installe, les mouvements sont de plus en plus saccadés, mais toujours répétés. À l'instar des boucles musicales qui font l’identité de la composition sonore de Lulu Muñoz, ce sont les boucles gestuelles qui font l’identité de la chorégraphie d’Alban Ovanessian. Un même motif musical pour un même motif chorégraphique. Dans une absence de synchronicité, parfois à une micro-seconde près, les danseur·euses se déplacent sans cesse de part et d’autre du plateau et effectuent des variantes des mêmes mouvements, en boucle, donnant une impression de réitération durant chaque tableau. De gestes amples et ondulés, on passe à du headbanging presque enragé dans une ambiance punk underground destroy, appuyée par les fumigènes et les costumes noirs, déchirés, mixant pantalons moulants en cuir et body ouvert.

© Ugo Woatzi

Hardcore s’attache « à une conceptualisation queer de la physicalité, où l’endurance, la répétition dessinent une poétique du dépassement »1, précise Alban Ovanessian. Le tout pour montrer une « utopie corporelle queer ». Les corps des interprètes sont en effet endurants, musclés, majoritairement minces, et impressionnent par leur incroyable capacité physique. Mais on regrette que cette utopie corporelle se limite à des corps valides et ultra-performants. Par ailleurs, cette vision d’un dépassement par l’endurance manque d’un après. Dans une société où les corps sont violentés chaque jour par le système néo-capitaliste, ultra-productiviste, individualiste et patriarcal, voir les interprètes effectuer des mouvements aussi répétitifs et violents semble paradoxal avec l’idée d’une utopie. Si repousser les limites de son corps dans sa physicalité est certes libérateur et source de puissance, cela nécessite une forme de violence envers soi-même. Les corps semblent ici lutter, de manière oppressante, parfois épuisante, laissant place à une certaine angoisse. Une approche utopique post-émancipation, post-lutte contre les violences systémiques aurait bénéficié d’un contraste plus fort, avec peut-être un tableau où les corps n’ont plus besoin de se dépasser, d’être poussés à leurs extrêmes pour exister librement.

Malgré une rupture nette dans la musique et l’atmosphère frénétique du rock-métal, le tableau final ne parvient pas à offrir ce contraste tant attendu. L’un·e des interprètes troque le noir pour un bikini argenté pendant que ses comparses lui construisent une barre de pole dance dans un silence quasi complet, à l’exception de quelques chants d’oiseaux. La dernière partie est donc une séquence de pole dance impressionnante (par Bissi Adeye). La réappropriation de l’art du burlesque, du strip-tease et de la pole dance en dehors du male gaze, dans des espaces queer est évidemment essentielle. Toutefois, pour un spectacle tentant de s’affranchir des injonctions patriarcales dominantes sur les corps pour en explorer les possibilités d’émancipation, son aspect assez individualiste m’a laissé un peu confuse. Les interprètes ne rentrent que peu en dialogue (corporel) les un·es avec les autres dans le spectacle, en particulier dans ce tableau final où les trois autres performeur·euses s’installent au sein du public pour regarder la pole danceuse. Cette position passive accentue le besoin de plus de collectivité mais aussi, bizarrement, d’inclusivité dans l’utopie que nous sommes censé·es observer. La performance de pole dance reste un geste fort : se réapproprier une pratique artistique qui a très longtemps servi les fantasmes du désir masculin. Mais il n'y a pas de réel partage, ni avec l’audience, ni avec les autres interprètes. Le spectacle instaure ainsi, malgré lui, une distance entre les performeur·euses et vis-à-vis de son public. La beauté de notre corps réside aussi, et surtout, dans sa capacité à entrer en dialogue avec d’autres corps. Une plus grande exploration de l’intimité et de la connexion à l’autre aurait été intéressante.

© Ugo Woatzi

Hardcore se perd finalement dans ce sur-appel à la puissance, réduisant l’exploration et l’émancipation corporelle à une prise de pouvoir par la force individuelle. Si le spectacle a le mérite de proposer un espace libérateur qui parlera aux adeptes d’une culture punk destroy queer, l’utopie qu’il propose manque à mes yeux de dialogue et de care.

Même rédacteur·ice :

Hardcore

Concept – chorégraphie : Alban Ovanessian
Performance : Bissi Adeye, Aaa Biczysko, Elsa Tagawa, Arno Verbruggen
Dramaturgie : Aaa Biczysko
Composition musicale : Lulu Muñoz
Recherche musicale : Baptiste Cazaux, Lisa Laurent
Scénographie : Anthony Teng Wen Chang
Costume : Rémi Vergnanini
Création lumière et coordination technique : Thibault Rottiers

Vu le 26 septembre 2025 à La Balsamine

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