Hilda Bertrand, Poésies complètes et infinies
Tentative d'inversion d'invisibilsation

La collection « Ha » des éditions Le Taillis Pré cherche à faire découvrir des œuvres littéraires belges injustement oubliées. Leur dernière publication, Poésies complètes, porte sur les écrits d’Hilda Bertrand, une poétesse du début du XXe siècle surtout connue pour un recueil intitulé Les pas dans les pas, qui rassemble des notes écrites entre ses 14 et 26 ans et fut probablement publié à son insu. Un cas trouble qui aurait peut-être gagné à privilégier une approche critique et féministe.
« Hilda Bertrand, l’une des deux ou trois poétesses authentiques qu’il y ait au monde. » Charles Plisnier1
« Voyez mon œil et l’ouvrez jusqu’au fond, et lisez ! » Hilda Bertrand
Une poétesse sans voix
Février, 2025. En apprenant la parution des œuvres complètes d’une poétesse belge nommée Hilda Bertrand qui fut « un mythe dans les années trente » avant de « sombrer dans l’oubli2 », c’est d’abord la curiosité qui nous a poussé à en savoir plus. Peu de résultats sur Google, pas de page Wikipédia et un seul texte disponible en ligne où la poétesse déclare : « Je me sens plate comme un vieux hareng et je me sens sèche comme du vieux poisson3. » Quel contraste avec sa présentation en quatrième de couverture comme « la figure du poète à la fois authentique et maudit » ! Et quel manque de notoriété pour un mythe…
Nous mordons à l’hameçon, dévorons les Poésies complètes et découvrons à travers la préface de Gérald Purnelle4 l’histoire de ces textes étonnants, à la fois dévots et sensuels, hermétiques et immédiats. Cette écriture habitée nous foudroie, mais quelque chose dans sa réception et son analyse nous chiffonne : il y manque la voix d’Hilda Bertrand elle-même, il y manque son corps. Les liens faits de sa vie à son œuvre sont constants, mais toujours orientés par le regard « de groupes d’hommes respectables et fascinés5 » dont l’angle mort nous apparaît aujourd’hui abyssalement étendu. Avant d’entrer dans le vif des textes, il nous faut une nouvelle fois raconter la légende qui a entouré cette figure littéraire et son œuvre, pour mieux la remettre en question.
Une trajectoire maudite
Paris, 1933. Une centaine de textes, épars, mystérieux, rédigés par une jeune bruxelloise entre ses 14 et ses 26 ans sont publiés sous le titre Les pas dans les pas, préfacé par le célèbre revuiste Herman Grégoire. Il se targue de publier enfin « l’ensemble de ce que l’on pourrait appeler le journal poétique de Hilda Bertrand », après avoir fait connaître au public des extraits de ce dernier dans des revues, en 1931 et 1932.

Dans sa préface, il présente l’écrivaine comme une mystique, retirée dans la campagne, souffrant d’une maladie terrible, dont les écrits ont été trouvés il y a dix ans de cela par sa tante qui, « [f]rappée par leur accent, leur étrangeté, leur haute valeur », les a communiqués à des amis qui les ont ensuite publiés. Il parfait ainsi la figure qu’il a commencé à créer auparavant, cette « agonisante » condamnée à ne pas mourir « car des douleurs d’écorchée vive ajout[ent] des tourments physiques à son crucifiement intérieur ». Plusieurs figures importantes de la scène poétique en France et en Belgique saluent cette « poésie nouvelle », dont Jules Supervielle et Paul Claudel. Le mystère enfle. L’autrice est-elle informée de cette publication et de l’engouement qu’elle suscite ? En 1931 comme en 1933 ou en 2025, la question ne semble pas importante.
Sept ans plus tard, en 1940, elle revient d’entre les mort·es pour publier Un chemin de l’ascension, un livre dont elle assume pleinement la publication et qui remporte le Prix des poètes catholiques, mais cette fois sans fasciner l'intelligentsia germanopratine. Elle sera ensuite citée dans quelques anthologies, puis (re)tombera dans l’oubli avant qu’en 1964, un certain Victor Renier écrive son mémoire de fin d’étude sur son œuvre (publié en 1967). Pour mener à bien son projet, il retrouve sa trace et l’interroge directement sur ses écrits. Avec quelques rares lettres issues de sa correspondance, il s’agit d’un des seuls témoignages où l’on peut entendre, enfin, la poétesse. Malheureusement, cette fois encore, l’étudiant ne restitue pas sa parole vive, mais préfère la paraphrase.
Dans ce travail, on apprend qu’Hilda a été recueillie par l'assistance publique, pauvre, malade et abandonnée par sa famille à seulement 66 ans. Dans une note de bas de page, on lit aussi que le journal poétique aurait fait 500 pages, bien plus que ce qui a été publié dans Les pas dans les pas. Ce « détail » répond à une autre information donnée cette fois-ci par Gérald Purnelle en bas de page également : « les fameux manuscrits de l’armoire, apparemment, n’ont pas été conservés… » On sait que la tante d’Hilda qui découvrit ses notes les arrangea de manière artificielle, mais en expurgea-t-elle aussi une partie ? Et pour quelles raisons ? Là aussi, la question n’a pas semblé valoir la peine d’être posée.
Les pas dans les pas
En 2025 donc, le public est invité à retrouver les textes de Les pas dans les pas et d’Un chemin de l’ascension, ainsi que d’autres poèmes inédits, dans une publication dirigée par Gérald Purnelle. Dans le premier volume, rédigé entre ses 14 ans et 26 ans, on suit les méditations de la jeune fille sur la nature et ses éléments, mais aussi son éveil au désir et à la sensualité, et enfin son intuition d’un Dieu qui se situe dans la matière, non dans la raison. En filigrane, on peut aussi y lire les premières manifestations de ses maux, une encéphalite qui se prolongera en maladie de Parkinson :
« Oh ! Chère maladie. Mes mains en croix pour toi. [...] Je peux mourir. J’ai la maladie qu’il faut au cerveau. Je demande encore du noir et du profond. Je serai longue dans l’abîme… »
Avec cette simple citation, on comprend qu’il ne s’agit pas uniquement du journal intime d’une souffrante qui découvre le Christ, mais qu’il y a une vocation littéraire, très apparente à certains endroits : « Que dois-je faire avec une plume ? ‒ une plume est tombée de l’oiseau en métal vivant. Je dois parler avec les abîmes. ‒ cette plume m’a retournée. »
Au fil des poèmes en vers ou en prose, se déploie ainsi un style bien distinct, jouant avec des images déconcertantes et où la nature et ses éléments prennent vie, se personnalisent, et le « je » s’efface bien souvent. Dans l’univers construit ici, on croise aussi bien des « tortues obliques » que du « brouillard rauque ». Des visions apparaissent, gonflent et se défont au rythme du soleil, véritable obsession de la poétesse qui semble attribuer des fonctions quasi mystiques à l’heure de midi : « Midi d’été. Moment où le temps est absent. » ou encore « Les maisons ne battent plus des yeux, les volets tapissent l’alarme de leurs noires prunelles. Un malaise presse plus sur le sein de l’âme : midi est. » La poétesse met à jour un réseau de référence, porté par un vocabulaire qui n’appartient qu’à elle comme elle le dira d’ailleurs dans une lettre à Flouquet6 : « Depuis longtemps, je n’ai plus eu à lire des choses qui procèdent de mon langage intérieur, lequel n’est ni meilleur ni pire que les autres, mais qui est le mien, c’est à dire qu’il me nourrit sans déchet et que j’y réponds immédiatement sans hiatus. »
Construit comme un parcours fléché et chaotique, le recueil nous balade d’un extérieur florissant et vivant, non dépourvu d’expériences sensuelles voire sexuelles, à un intérieur dépouillé de tout et dévoué entièrement au Christ. Cependant, même là, Hilda étonne par la fraîcheur de son approche et l’humour qui pointe toujours quand on s’y attend le moins : « NOËL 1917 [...] Sur la neige de lumière, Dieu ne met point ses empreintes. À la pointe des reflets cristallisés, Dieu pose son orteil. » Fascinée par la matière, celle qui fut décrite comme une mystique s’y intéressa au point d’intégrer des études de sciences médicales à l’Université Libre de Bruxelles. Atteinte d’une encéphalite, elle devra abandonner l’idée d’une carrière dans ce domaine et se tournera vers le catholicisme. Peut-être ne voyait-elle pas de différence entre l’un ou l’autre.
« La beauté a été si forte que j’ai pu la comprendre un peu. Cela a mis du feu en moi et des désirs magnétiques, vastes et absorbants. »
Un chemin vers l’ascension
Dans le recueil Un chemin vers l’ascension publié à 42 ans, on perçoit d’ailleurs cette unicité de la vision scientifique et divine de la nature. Dans son poème dédié à Sainte Gertrude, elle situe cette figure emblématique de la Mystique rhénane « au milieu des solénoïdes astronomiques ». Ce genre de contrastes contribue au plaisir procuré par la lecture de ces formes courtes et versifiées. Même si elle écrit que « la poésie est le langage de Dieu lui-même7 », la poétesse demande toutefois à être décryptée. Une vraie relation s’instaure ainsi avec les lecteur·ices, aboutissant parfois à de nouvelles interprétations.
Dans sa dernière publication et la seule dont elle assume l’édition, on peut lire des poèmes en vers très modernes dans la forme qui s’arrêtent sur des sujets triviaux et contemporains. Dans « L’autobus », elle nous dresse un portrait enflammé du bus qui va « du cimetière, à la Bourse, à la Monnaie chaque jour » : « De la vitesse ! de la victoire ! », s’exclame-t-elle, trahissant une excitation pour le progrès technologique, peu attendue de la part de celle qu’on présente comme une mystique mortifiée. Dans un autre poème, elle déclare qu’« il n’y a rien de plus majestueux qu’une chaussée en pierre » et dans un poème tardif, qu’on nous offre en toute fin de recueil, elle s’extasie devant… un feu tricolore8.

Alors que la critique semble vouloir opposer Les pas dans les pas à Un chemin de l’ascension, nous y décelons certaines constantes : ainsi, l’image du Midi revient dans « Midi au cimetière » qui clôt le recueil. On retrouve aussi une imagerie surréaliste marquée de « fleuves rugueux », de « trou attendri » ou encore « l’huître blanche et friable de la lumière ». Plus que tout, son amour et son identification à la nature surgit alors qu’elle tutoie la renoncule (« Tu es amie, renoncule ») et l'araignée (« Amie, chère araignée, avec toi je puis parler à une reine »), comme elle le faisait avec le ciel et l’or dans son recueil précédent.
On concède cependant qu’il s’agit d’un recueil où s’enchaîne des textes aux thématiques très disparates : on passe par exemple d’une apologie du roi Léopold II, difficile à lire à notre époque où les horreurs génocidaires du roi géographe sont bien documentées, à un poème sur la pomme de terre, puis un autre dédié à une certaine Mademoiselle Jouvenceau, directrice d’école…
Pour ne pas conclure
On ne peut nier que la poésie d’Hilda Bertrand a pour fil rouge la recherche de Dieu et qu’elle s’inscrit dès son baptême tardif en 1932 dans une certaine généalogie catholique. Mais l'œuvre déborde abondamment ce carcan ; la qualifier de mystique revient trop souvent à la priver de toute agentivité et de toute ambition littéraire.
Pour qui veut bien lire ses textes sans se laisser parasiter par la légende qui les entourent, cette poésie se révèle subversive à bien des endroits, et notamment par son approche du genre et de la sexualité. Dans un poème, Hilda demande à la nature si elle est mâle ou femelle, laquelle lui répond « aux deux questions du oui en écho ». Plusieurs textes amoureux alternent ainsi le masculin et le féminin dans l’adresse. Contacté par nos soins pour analyser certains passages, Alexandre Antolin, docteur en littérature et histoire du genre, n’exclut pas l’hypothèse de certaines références lesbiennes dans le texte, même si cela n’est jamais explicite et se rapproche souvent de la sororité. Dans ses analyses, Victor Renier considère qu’Hilda se regarde dans un miroir quand elle déclare :
« Ma sœur, quand tu auras franchi cet air limpide, baise-moi, et donne-moi sur la bouche le velouté que tu y auras pris. »
De même, les passages concernant le deuil de son père mobilisent un vocabulaire guerrier et somatique qui interpelle : « Pour ne point songer à mon père, je me cuirasse » « Ses yeux dans mes yeux sont les yeux bleus d’une pensée que je tiens comme une arme » « Au plancher de l’être, j’ai son empreinte marquée, et je tressaille dans mes nerfs » ; « Parfois, dévorée de doutes, je haïssais ma blessure… » Renier commente ces textes avec cette belle phrase très psychologisante : « La sublimation du père se réalise dans une atmosphère de déchirement ». Ne s’agirait-il pas plutôt de l’aveu d’un traumatisme, potentiellement causé par un inceste ou des relations conflictuelles ? Ce ne serait pas difficile de le penser et cela ouvrirait une interprétation complètement différente de nombreux passage de son œuvre, notamment le poème plus tardif « J’aime les enfants » où le vers suivant résonnerait d’une toute autre façon : « Je me jette, avide, sur les miettes que vous laissez tomber du festin de votre innocence. »
Mais ne parlons pas encore une fois à la place d’Hilda et laissons lui le mot de la fin, puisqu’elle est la principale intéressée :
« Souvent, j’ai senti que je ne disais pas ce que je savais [...] J’aime les formules inachevées… ».