critique &
création culturelle

Hilda Bertrand

Résurrection d'une morte-vivante

Poétesse bruxelloise du siècle dernier, Hilda Bertrand nous lègue malgré elle une énigme : une plume talentueuse luttant contre la maladie, une agentivité confisquée et un point final flou. Et si le mythe mystique embaumant son souvenir révélait une autrice subversive ? Et si une réhabilitation féministe fantasmée venait combler les pièces manquantes d’un puzzle non-résolu par le male gaze ?

Pour convoquer les traits physiques d’Hilda Bertrand, il ne nous reste que deux portraits1 et cette description d’Herman Grégoire, son premier éditeur : « La dernière fois que je l’ai vue, une merveilleuse chevelure encadrait son visage amaigri. J’ai à peine reconnu la fraîche et forte fille flamande aux cheveux d’or qu’elle était autrefois. »

Victor Renier, qui consacra un mémoire sur son œuvre en 1967 et la rencontra à cette occasion, ne livre aucune information sur son apparence. Commode pour une poétesse qualifiée de « mystique » et de « morte-vivante ». Ses écrits accumulés depuis l’âge de 14 ans s’apparentent quant à eux à une multitude de notes poétiques d’abord en prose, puis en vers libres. La plume d’Hilda est tantôt spirituelle, matérialiste, introspective, nostalgique, juvénile, dépressive, sarcastique ou encore sensuelle (voire même érotique). Hilda tutoie la nature et érotise les vagues, purge les douleurs du corps et de l’âme, et donne à ressentir avant d’intellectualiser.

« Les feuilles cisèlent le rire facile de la lumière »

Profondément complexe, sa poésie s’apparente à première vue presque à un geste de survie nécessaire plutôt qu’à une œuvre ordonnée. Les écrits d’Hilda seront ensuite sélectionnés et classés après sa mort, selon l’interprétation logique de sa tante. Avec Poésies complètes, édité chez Le Taillis Pré (2025), nous ne disposons finalement que d’une progression poétique biaisée pour tenter de sonder les intentions de la poétesse. Les pièces du puzzle d’Hilda semblent s'emboîter pour coller à un mythe plutôt qu’à l’expression d’une voix humanisée.

Selon la Bibliothèque Nationale de France, Hilda se serait éteinte en 1979. C’est la seule mention d’une date de décès qu’on possède et elle n’est pas sourcée. La base de données du CiEL2 indique quant à elle qu’Hilda Bertrand serait morte 48 ans plus tôt, soit l’année où ses textes ont été publiés pour la première fois. Une erreur factuelle qui continue d’obscurcir son souvenir : point d’interrogation ou point final ?

Devant tant d’inconnues, permettez-nous d’esquisser un portrait possible de la poétesse, où les lacunes de l’histoire sont comblées par des hypothèses, où la fiction vient encore se tailler une part du gâteau, où se découvre une œuvre avant-gardiste laissant transparaître une identité trouble et sans doute passée sous les radars hétéro-patriarcaux passés et actuels.

Derrière le mythe mystique, la subversion ?

Dès le départ, la poésie d’Hilda Bertrand fascine ses admirateurs contemporains. En effet, son style semble échapper à toute influence littéraire et poétique extérieure. Dans un article paru en 1932 au sein de Directions, le critique Robert Guiette écrit qu’elle « aurait involontairement, sans doute, réalisé petit à petit un détachement, le détachement des grands mystiques, si bien que sa voix nous vient d’au-delà de la vie ». En hissant cette plume talentueuse au rang de mystique, c’est Hilda, en tant que sujet singulier à une époque donnée qui s’efface : son talent transcenderait-il son expérience humaine ? Et si l’abnégation et la passivité qu’impliquent ce mythe cachaient d’autres obstacles, et donc d’autres ressources (plus politiques), en vue de publications ?

Hilda commence à écrire dès l’âge de 14 ans. En dix ans, elle produira une somme de 500 pages qui pourrait laisser présager une publication intentionnelle et projeta même l’écriture d’un roman dont la trace sera perdue. Pourtant, l'intentionnalité de son œuvre est remise en question, entre le journal intime poétique et l’amas chaotique de notes compulsives. Alors que le mythe du talent inné et désincarné lui colle à la peau, nous apprendrons que la mère d’Hilda, Bertha Mertens, était femme de lettres et critique musicale, issue d’un milieu bourgeois et appartenant au cercle de la Bataille littéraire. Son père était, lui, un scientifique connu parmi les géographes et les astronomes.

Concernant les thématiques abordées par Hilda, plusieurs poèmes font bel et bien référence à la religion catholique. Alors que ses compétences poétiques et littéraires semblent avoir été en partie nourries par son contexte familial, ses convictions spirituelles semblent quant à elles refléter une réelle émancipation, bien loin du rôle de spectatrice qu’on lui prête. Sans se limiter aux symboles religieux, Hilda n’hésitera pas à également invoquer le cosmos, voire à flirter avec une spiritualité qui personnifie les objets et le vivant. Pourtant, la poétesse grandit au sein d’une famille athée et s’inscrit même à l’université en sciences naturelles et médicales en 1920.

« L’éclair diamant parcourt toutes les fenêtres
Les deux de passages sont ouverts ou fermés aux voitures
Dans un déclic. Suivant le raidillon, l’ombre sera
Dans un cimetière de fantômes toute la nuit,
Et accordera la plénitude aux âmes,
Pour laisser les autos passer en file. Le sémaphore luit
Et chante jusqu’au lendemain inaperçu. »

« Le Prisme », Poésie complètes, éditions le Taillis Pré (2025)

Tantôt spirituelle, tantôt matérialiste, Hilda rassemble des mondes opposés au lieu de s’en extraire et ce, dès son adolescence. D’un point de vue critique anti-âgiste et féministe, il est légitime de s’interroger sur la manière dont l’étiquette de « mystique » agit sur sa mémoire. D’abord affublée à la jeune fille, puis à la femme, celle-ci nie non seulement la transmission des savoirs d’une lignée féminine et invisibilise également le travail d’écriture fourni par Hilda ‒ puisque son talent serait inné, voire sacralisé. Grâce à son essai, Les voix invisibles, médiumnité féminine, ou le pouvoir d’écrire publié aux éditions Magicité (2025), la « chercheuse compulsive », Stéphanie Peel, nous propose d’explorer une nouvelle piste d’interprétation, plus empouvoirante : « Dans son chapitre intitulé “La Mystérique”, désignant le langage de la mystique, la philosophe Luce Irigaray explique que la mystique, et plus largement l’ésotérisme, est le lieu, le seul ?, où dans l’histoire de l’Occident, la femme parle, agit, aussi publiquement. De fait, ces parties sombres de l’histoire, des vestales, aux sorcières, des rebouteuses aux magnétiseuses, des somnambules aux médiums, semblent être des espaces particulièrement propices à l’expression des femmes. » Hilda ressemble à cette trempe, pour qui le « mysticisme » représente finalement un refuge littéraire afin de laisser libre court à son expression.

Romantisation d’une maladie

En 1924, Hilda tombe malade et souffre probablement d’une encéphalite. La qualification de « morte-vivante, ou plutôt d’agonisante qui ne mourait pas » par Herman Grégoire, en 1931, marque le début du mythe. S’ensuit la sortie d’un recueil : C’est une poésie qui n’a plus de fin. Ces textes sont en fait trouvés, rassemblés et sélectionnés minutieusement avant leur publication par la tante d’Hilda, Christine Hostelet. La poétesse ne s’est pas publiquement prononcée par rapport à ce geste, ce qui alimente des théories selon lesquelles elle aurait été complètement détachée de son œuvre poétique.

« Il ne fait pas doux, il fait blanc dans mon cerveau »

Le manque de preuves concernant son autodétermination pose autant la question de son absence de consentement, que celle de la reconnaissance de son travail. Pourtant, la maladie qui l’affecte pourrait facilement expliquer ce manque d’ambition supposé, rendant l’hypothèse d’une alliance sororale entre Hilda et sa tante tout à fait plausible. Mais au lieu de questionner les freins qu’aurait pu représenter la maladie, celle-ci devient romanesque aux yeux des poètes de l’époque…

La poétesse souffrante, quant à elle, se soigne dans la campagne belge. Comme l’explique Renier dans son mémoire : « Pour expliquer l’indifférence apparente de la poétesse, il faut se rappeler que les syndrômes parkinsoniens sont inguérissables ; même si la maladie avait diminué d’intensité en 1932, elle continue dans doute à limiter les possibilités d’action d’Hilda Bertrand. » Hilda mettra en mots cette réalité, notamment à travers le poème troublant intitulé « Ma douleur est un génie » :

« Une tête de Gorgone s’arrache les cheveux
En gésine au fond de moi.
Comme une double voie le rail métallique est débouté,
J’ai perdu la vue.
Je cherche au point du vent en retard ;
La fanal est dispersé
Comme des chevaux et avec la motrice.
Un chagrin a-t’il à s’apaiser
Fût-il nouveau ?
Pour égarer de quelqu’un sans retrouver plus personne
Encore perdre sa maison ? »

Parler de la maladie comme l’a fait Hilda à l’époque est profondément révolutionnaire, si on se penche sur ses poèmes avec une grille de lecture féministe intersectionnelle. En effet, plusieurs autrices sont reconnues pour avoir écrit sur la santé physique et psychique, parfois bien après Hilda Bertrand, comme Virginia Woolf au sujet de la dépression, Marie Laberge, au sujet du suicide assisté dans son roman, Dix jours, ou encore Audre Lorde qui écrira au sujet de la maladie, en soulignant que le soin de soi est un acte de préservation politique. Actuellement, il existe même des études qui croisent le féminisme et le handicap, les « feminist disability studies », permettant d’analyser la double discriminiation sexiste et validiste. Le cas d’Hilda Bertrand illustre cette double discrimination, puisque malgré son talent reconnu unanimement, elle n’échappera pas à l’invisibilisation.

Rendre justice

Bien que la plume subversive d’Hilda mériterait plus de reconnaissance, elle remportera tout de même le Prix des poètes catholiques en 1941, avec Un chemin de l’ascension. S’il est impossible de revenir sur les pas d’Hilda, se pose tout de même la question d’une réhabilitation féministe posthume à son égard. Nous avons interrogé Gérald Purnelle à ce sujet, lui qui a été aux commandes de la réédition de Poésies complètes (2025), publié aux éditions Le Taillis Pré (Collection « Ha ! »). Voici son point de vue, partagé au cours d’une interview réalisée en juillet 2025 : « D’une part, plutôt que parler de réhabilitation, je préfère parler, dans ma démarche, de “découverte” ; car, pour moi, réhabiliter, ce serait réparer une injustice ». L’éditeur ajoute préférer adopter « une démarche historique poétique », plutôt que « féministe et critique ». Pourtant, il est nécessaire de souligner que ces approches ne s’excluent pas et ont même vocation à s’alimenter. Sachant que le mythe d’Hilda Bertrand a principalement été érigé par des critiques masculins, peut-on alors vraiment parler d’objectivité historique ?

Gérald Purnelle ajoute également qu’Hilda Bertrand n’a pas subit la domination masculine en tant que femme poète, bien au contraire : « Effectivement, c’est une femme qui a été promue poète exclusivement par des hommes, mais je ne pense pas que c’était la marque d’une forme de domination masculine sur une femme poète. Il existait d’autres femmes poètes qui tentaient de se faire publier à la même époque, alors qu’à ses débuts, ce n’était pas le cas d’Hilda Bertrand. Ces femmes-là faisaient face à des conditions qui marquaient leur position de femme dans un monde d’homme : au sein de la culture, de l’édition, des revues littéraires et des réseaux. Ce n’était pas le cas d’Hilda Bertrand non plus. D’une certaine manière, ceux qui l’ont encensée et ont voulu la publier l’ont identifiée comme une femme-poète, comme une espèce de jeune prodige tombée de nulle part. Oui, elle a été fabriquée par ces hommes-là, mais je ne perçois pas dans leurs discours une dimension si grande de condescendance masculine ou une forme de domination à son égard. »

II n’empêche qu’une poétesse façonnée par des hommes rappelle le mythe de Pygmalion, c’est-à-dire la sculpture d’une figure féminine idéale, opprimée par des projections masculines et paternalistes irréalistes. Après avoir pris le temps de parcourir en quoi le mythe de la morte-vivante-mystique étouffe la part d’humanité d’Hilda Bertrand, peut-on continuer de dire que « la poétesse maudite » est vraiment passée entre les mailles du patriarcat ? Quoi qu’il en soit, sa condition de femme malade a été recouverte par un vernis de « maudicité » romanesque, empêchant ses écrits d’être reconnus pour leur subversion avant-gardiste. Comble du paternalisme, cette théorie a également confisqué sa très plausible agentivité, en laissant penser que la poétesse faisait preuve d’indifférence quant à la publication de ses revues, alors qu’elle était souffrante. Il s’agit d’ailleurs d’un cas d’école de sexisme : ce qui est féminin équivaut à la passivité, au réceptacle et à la fragilité.

Encore aujourd’hui, c’est précisément cette hypothèse de passivité fantasmée qui justifie le non-recours à sa réhabilitation. Hilda n’a cessé d’écrire malgré la souffrance physique. N’est-ce pas suffisant pour la qualifier de poète acharnée ? Finalement, la véritable indifférence ne vient peut-être pas d’Hilda, mais des Pygmalions qui l'ont glorifiée sans avoir pris la peine de mettre de côté leurs projections pour lire entre les lignes. D’ailleurs, où étaient-ils pour lui rendre femmage après son décès ? Hilda Bertrand n’est pas tombée dans l’oubli, mais a bel et bien été enterrée sous un mythe ー à découvrir ou à déconstruire ?

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