En 1853, Verdi crée Il Trovatore à Rome, sur un livret de Salvatore Cammarano. Cette œuvre encore romantique sous bien des aspects connaît un immense succès dès sa création, alors qu’elle raconte une histoire épouvantablement tragique. L’Opéra royal de Wallonie ouvre sa nouvelle saison par ce grand classique, mis en scène par Stefano Vizioli.
Il y a de nombreuses années, le vieux comte de Luna avait deux fils. Une bonne nourrice dormait chaque nuit près du cadet. Un matin, aux premières lueurs de l’aube, elle ouvrit les yeux et aperçut une vieille gitane aux allures de sorcière maléfique penchée au-dessus du berceau. La nourrice poussa un cri d’effroi, attirant des serviteurs dans la chambre. Ils chassèrent la coupable, qui affirmait qu’elle voulait simplement faire l’horoscope du bébé. Quelque temps plus tard, l’enfant fut pris d’une mystérieuse fièvre qui dura des jours entiers. On accusa la sorcière de l’avoir envoûté. Elle fut capturée et condamnée au bûcher, où elle fit jurer à sa fille de la venger. Le bébé disparut, et au lieu même où la sorcière avait été brûlée, on trouva les os d’un bambin à demi consumés. Mais le vieux comte de Luna sentait que son fils vivait encore, quelque part sur cette Terre. C’est pourquoi il fit jurer à son aîné de toujours poursuivre les recherches.
On croit ici que l’âme damnée de la sorcière impie erre encore dans le monde, et que, lorsque le ciel est noir, elle se montre sous des formes variées. Au bord des toits, certains l’ont vue ! En strige ou en huppe, elle apparaît parfois ! Ou encore en corbeau, et plus souvent en chouette, fuyant à l’aube comme une flèche 1 !
C’est sous l’œil maléfique de la sorcière gitane que s’ouvre l’histoire du Trovatore , chanteur malheureux, dans l’Espagne du quinzième siècle. On y retrouve un triangle amoureux, comme c’est le cas dans beaucoup d’opéras – la jalousie et la crainte de perdre l’être aimé semblent déchaîner les passions. Leonora, dame d’honneur à la cour, est terriblement amoureuse du « preux chevalier » Manrico, rencontré lors d’un tournoi. Cela n’est pas du goût du comte de Luna fils, grand frère du bébé disparu, qui est, lui, jalousement amoureux de Leonora. Les deux hommes vont se battre pour elle à plusieurs reprises mais c’est toujours Manrico que la dame choisira… sans rien savoir de sa véritable identité.
Manrico est gitan. Il est le fils d’Azucena, une vieille femme souffrant d’une mystérieuse mélancolie. C’est juste après le fameux air Vedi, le fosche notturno spoglie , chanté par la communauté gitane, qu’Azucena lève le voile sur son malheur : il y a bien longtemps, voulant venger sa mère condamnée au bûcher, elle enleva le fils d’un comte orgueilleux. Azucena s’apprêtait à le jeter au feu…
Quand soudain, comme un songe, apparut à mon esprit malade la cruelle vision d’effroyables fantômes ! Les gardes ! Le supplice ! Ma mère au visage blême, défaite, les pieds nus ! Le cri ! Le cri ! J’entends le cri familier : « venge-moi ! ». Je tends ma main tremblante… je saisis la victime, je l’approche du feu, je l’y jette ! Aussitôt mon délire cesse, l’horrible scène se dissipe, seule la flamme fait rage et consume sa proie ! Mais je regarde alentour, et devant moi je vois le fils du cruel comte ! J’avais brûlé mon fils, mon propre fils 2 !
C’est ici que les choses se corsent. Le spectateur comprend rapidement que Manrico est le fils disparu du comte de Luna et qu’il est donc par conséquent rival amoureux de son propre frère. Et, surtout, que l’histoire d’amour entre Leonora et Manrico n’est pas le nœud du problème. Ce qui importe ici, c’est le terrible fardeau de la vengeance que la mère d’Azucena a imposé à sa fille, et qu’elle-même fait porter à son fils adoptif. La vengeance et la folie pèsent ici bien plus que l’amour.
La folie d’Azucena, hantée par son crime abominable. Celle du comte, aveuglé par une jalousie qui le conduira à tuer son propre frère. La folie de Leonora, aussi. Quand Manrico la délaisse pour voler au secours de sa mère sur un air de bravoure ( Di quella pira ), Leonora ne voit comme unique solution que de se promettre au comte et de s’empoisonner dans la foulée. La scène finale est le paroxysme du drame : de vivant, il ne reste qu’Azucena et le comte. La gitane lui apprend qu’il vient de tuer son frère. Sa mère est enfin vengée. Et le comte horrifié de s’écrier « et moi, je vis ! ».
Cet opéra soulève plusieurs questions : comment supporter un traumatisme passé de génération en génération ? Un enfant doit-il venger son parent à tout prix ? Comment vivre une fois cette vengeance accomplie ?
Verdi et son librettiste Salvadore Cammarano ont traité la tragédie d’une façon assez paradoxale : dès la première scène du premier acte, Ferrando, ami du comte de Luna, raconte une histoire très noire sur un air léger et presque joyeux. Au fil de l’opéra, les paroles détonnent complètement avec la musique, à l’exception de deux scènes : quand Azucena raconte son crime à Manrico, et le final sur un accompagnement d’orchestre assez violent quand deux innocents sont tués par le poids d’un traumatisme familial. Cependant, ce paradoxe musico-textuel n’enlève rien à la force de l’histoire ni à la beauté des airs très italiens volant admirablement dans tous les sens.
Pour Stefano Vizioli, metteur en scène, Il Trovatore est « un opéra de perdants où personne ne parvient à trouver une solution à sa propre anxiété émotionnelle ». Sa conception de l’œuvre se base sur « l’évocation d’un monde noir créé par la superstition, la magie et la méchanceté des hommes vis-à-vis des femmes, des sorcières et des êtres féminins différents ». L’œil de la sorcière gitane qui se transforme en lune quand Leonora entre en scène montre ainsi deux facettes de la féminité. La lumière, parfois d’un blanc funeste, accentue les émotions et ce contraste entre semblant d’espoir et véritable noirceur de l’âme, seulement éclairée par la lueur des flammes, car l’action se déroule en majorité pendant la nuit. Quant au décor d’Alessandro Ciammarughi, il est assez simple : deux hauts escaliers tournant au fil des scènes (ce qui occasionne plusieurs longueurs lors des changements de décor). Le décor sombre contraste également avec les airs joyeux, et contribue à l’ambiance inquiétante de la pièce.
En ce qui concerne les chanteurs, comme d’habitude à Liège la qualité vocale est au rendez-vous. Manrico (Fabio Sartori) et Azucena (Violeta Urmana) sont surprenants de justesse émotionnelle. J’émets juste quelques réserves quant à Manrico : Leonora et lui sont supposés être très jeunes au moment de l’intrigue, or ici Manrico n’avait pas vraiment des allures de jeune premier. Aussi, le jeu d’acteur devient malheureusement un peu trop statique dès que le chœur ou les danseurs sortent de scène. Heureusement, la force dramatique et psychologique de l’œuvre surmonte ces quelques problèmes de mise en scène.