critique &
création culturelle

Isabelle Escande

une tentative pour ralentir le temps

Toute cette semaine, la galerie Karoo vous propose de vous lover dans les plis temporels dessinés par Isabelle Escande. Rencontre avec une jeune artiste, ici et maintenant.

Karoo : Isabelle Escande, le premier élément qui peut étonner, c’est l’utilisation du crayon là où beaucoup ne s’en servent qu’en tant que base de travail. Pourquoi cette technique en particulier ?

Isabelle Escande : Ce que j’aime dans le crayon, c’est sa simplicité, sa familiarité. Tout le monde est régulièrement amené à s’en servir, même les gens qui ne dessinent pas. On l’utilise pour écrire sa liste de courses, mais il peut aussi devenir infiniment fin et délicat. Dans l’ensemble, je n’utilise que des techniques très rustiques , le crayon, le fusain, l’encre. Beaucoup d’artistes s’en servent comme base de travail et passent à autre chose, mais moi j’en suis toujours là, je ne m’en lasse pas.

Tes dessins sont très achevés et construits, on est loin de l’esquisse au crayon. Travailles-tu spontanément ou as-tu une idée précise de la composition finale et du résultat que tu désires obtenir ?

C’est vrai que mes dessins sont très construits, en particulier ceux qui sont présentés dans Karoo. Souvent, je travaille la composition au préalable à l’aide de photos, et je ne passe au dessin que lorsque je suis sûre de moi. On pourrait se demander quel est l’intérêt de dessiner une image qui existe déjà : disons qu’il s’agit du statut de l’image. Je n’aime pas du tout les photos que je prends, je les trouve sans intérêt. Par contre, dès que je les dessine, elles deviennent autre chose ; elles m’appartiennent en quelque sorte. C’est probablement très subjectif, tout ça. Un photographe ne doit pas voir les choses de la même façon…

Tes dessins seraient une tentative de saisir l’instant, de le capturer sur le papier et de créer du souvenir, ou au contraire d’explorer l’espace et les formes se chevauchant au même instant ?

La thématique de la temporalité revient souvent dans mon travail. Je crois que c’est parce que le temps qui passe me terrifie. J’ai toujours peur de ne pas assez profiter de ma vie, de passer à côté d’expériences importantes. Tout va tellement vite aujourd’hui, on est sans cesse sollicité, il y a plein de choses à faire, à découvrir… Mais c’est épuisant. Je n’ai ni assez d’énergie ni assez de curiosité pour répondre à toutes ces sollicitations. Ce n’est pas anodin si je passe autant de temps à dessiner un journal qui, lui, n’aura vécu qu’une journée. C’est une tentative de ralentir le temps.

Ce même jeu sur la temporalité se retrouve à travers les supports que tu utilises ?

Le journal est un symbole du temps qui passe, aussi bien dans le fond que dans la forme. Il nous informe sur l’actualité sans cesse renouvelée, sur un support extrêmement fragile. Dans mon travail sur la foi, je m’en suis servi pour souligner l’anachronisme entre des religions pluriséculaires et une société en mouvement perpétuel. Plus récemment, le journal m’a permis de faire le parallèle entre l’actualité chaque jour plus inquiétante et l’ennui du quotidien qui s’installe ; cette idée un peu triste qu’on s’habitue à tout, même à l’horreur.

Comment choisis-tu tes sujets ?

De manière très égocentrique. Je travaille sur les sujets qui m’intéressent sur le moment. Et même lorsque j’aborde l’actualité, c’est toujours pour évoquer la façon dont elle m’affecte, parce qu’elle me fait me sentir inquiète ou bien coupable par exemple. Mais en parlant de moi, j’espère que je parviens à soulever des questions suffisamment universelles pour que d’autres se retrouvent dans mon travail.

Qui sont les artistes dont la technique de dessin t’inspire ou te touche particulièrement ?

On avait un gros livre dans la bibliothèque familiale sur des études du corps humain dessinées par Léonard de Vinci. Je pense que rien ne m’a autant fasciné depuis. J’ai aussi beaucoup d’admiration pour Franquin, qui parvient à rendre une situation ou une expression avec trois coups de crayon. Je conseille l’album Idées noires à tout le monde.

On pourra bientôt voir tes dessins dans l’expo Friches. Peux-tu nous dire un mot sur cette expo et ce collectif  ?

Friche , c’est un groupe de jeunes artistes qui se réunissent régulièrement pour organiser des résidences et des expositions, en invitant à chaque nouvelle édition différents artistes extérieurs. On s’installe dans des lieux vides, laissés vacants ; cela nous laisse beaucoup de liberté pour expérimenter et improviser, en tenant compte de l’espace que l’on investit, et de l’histoire du lieu.
Cette année, la commune d’Anderlecht a mis à notre disposition un espace immense, qui accueillait jusqu’à il y a un an les locaux de la maison de production PIAS. Nous sommes presque cinquante artistes à participer à la prochaine exposition, qui débutera le 15 avril, achevant une résidence d’un mois.
Le but est vraiment de créer une émulation, des rencontres et des dialogues, et d’en présenter les résultats au cours d’une exposition et dans un catalogue. Vous pourrez y voir à la fois des installations, de la sculpture, de la performance, de la vidéo, de la photographie… Pour ma part j’y montrerai un dessin fait sur les murs au cours de la résidence.

Tout autre chose


Si tu ne devais retenir qu’une peinture ?

Lettre de non-motivation de Julien Prévieux

Ce n’est pas une peinture mais c’est un travail que j’aime beaucoup. Il s’agit des lettres de non-motivation de Julien Prévieux, qu’il a envoyées pour répondre à des petites annonces. C’est très drôle et ça souligne l’absurdité de certains codes de notre société.

Un livre ?

Un roi sans divertissement de Jean Giono. Ce livre parle des dangers de l’ennui. Giono parvient à créer une ambiance, une angoisse qui file tout au long du livre de manière insaisissable, sans jamais avoir besoin de mettre les mots dessus.

Un film ?

Le Nom des gens de Michel Leclerc. C’est l’histoire d’une fille qui couche avec des types de droite pour les faire passer à gauche. Ce film aborde des sujets lourds et profonds de façon légère et intelligente.

Un disque ?

Controlling Crowds d’Archive. Un des rares albums que je peux écouter sans sentir le besoin de faire autre chose en même temps.

Tous les
entretiens
Même rédacteur·ice :