J'ai oh explosé
Un art de (dé-)boiter

Le premier spectacle de Galia De Backer, J'ai oh explosé, s'est joué en octobre au Rideau ! Entre sérieux et comique, la pièce réinvente nos rapports à l’espace-temps, dans une conception d’un futur fragmenté, frénétique... explosé.
Trois présences sur un plateau pour un seul personnage, Claude. Un corps commun pour incarner une même phobie des transports, des flux, de la circulation. Une pièce de théâtre ? Une chorégraphie, plutôt. Ou une partition musicale, faite de rythmes et de sons, de mots et d’images. Une certaine physicalité du langage pour interroger notre rapport au temps et à l’espace. Pour jouer avec les lieux et les liens en mettant nos coordonnées en crise. Il y a de l’absurde dans ce spectacle-là. Une maîtrise de la perte de repères ; un art du vertige.
Mais revenons à Claude. Qu’est-ce que ça lui fait de vivre à une époque de (néo-)nomadisme globalisé, de frivolité géographique ? C’est à ce problème que J’ai oh explosé s’attaque dans une forme aussi libre qu’inclassable signée Galia De Backer, à l’écriture et à la mise en scène, et portée par un formidable trio de comédien·nes : Antoine Cogniaux, Ninon Perez et Simon Thomas.
Sur le plateau, des bancs disposés en arc de cercle donnent l’impression d’un amphithéâtre antique transposé en pleine (post-)modernité ; un lampadaire fiché dans un bloc de béton, d’un côté, voisine avec une kitchenette, de l’autre. Et, au centre, une espèce de banquette sur roulettes comme le symbole d’un véhicule à son degré zéro cristallisant toutes les angoisses de Claude. On trouvera, aussi, une armoire à chaussures où est rangée une collection de modèles futuristes de souliers.

Les trois Claude qui n’en font qu’un seul se déplacent dans cet environnement en déclinant toutes les démarches possibles – de l’animal au robot, en passant par plusieurs types humains – comme autant de registres différents de discours. Ici, on peut dire que la marche est au centre de l’attention. Elle constitue l’utopie résiduelle d’un monde qui a épuisé toutes les facettes du globe en perfectionnant les cartes détaillant les surfaces de la terre. Ce qui reste à découvrir se loge dans les interstices de la durée, entre deux vibrations de silence. Ce trio de Claude semble possédé par la folie de s’arrêter pour scruter ce qui échappe à l’accélération universelle des êtres et des choses en une même équivalence marchande. Car seule cette interruption peut ouvrir l’imaginaire par-delà les apparences, nous disent-ils d’une seule voix, en nous poussant à nous interroger sur la ligne de l’évolution de l’homo sapiens, nous projetant dans le passé le plus immémorial comme dans des futurs probables plus ou moins dystopiques. Quelque part entre Philip K. Dick et Samuel Beckett, à l’intersection des cauchemars technologiques et du minimalisme poétique. Cela, à condition, bien sûr, d’avoir le courage de jouer les scènes offertes par l’imagination et de partir à la rencontre des univers virtuels qui s’y déploient. Non sans humour. C’est ainsi qu’on assistera à l’émergence d’une galerie de personnages qui surgissent du néant comme autant de figures du déplacement immobile. Des archétypes plus que des personnes de chair et d’os qui renvoient à Claude sa propre énigme du mouvement. D’où vient-il ? Où va-t-il ? Mais qui est Claude, en vérité ? Cela, nous ne le saurons jamais. Une fonction boiteuse, tout au plus, qui décélère la déterritorialisation ambiante.
Ce qui est beau, dans cet exercice de ralentissement, c’est la complicité qui règne entre ces trois Claude. Une écoute précise et minutieuse de chaque pas, de chaque souffle, de chaque note qui fait avancer la machine en une manière commune d’habiter la scène en associant leurs singularités. On devine toute l’intelligence sensible qu’il a fallu mettre en œuvre pour s’accorder et cheminer ensemble, pour expérimenter une forme pleine d’incertitudes et de trouvailles.

Ce qu’on peut regretter, peut-être, c’est le caractère trop abstrait du propos, ne laissant que peu de place à une dimension personnelle ou intime du récit. Comme si l’explosion de cette première personne qui marque le titre, nécessaire pour passer de l’autre côté du miroir de la représentation, ne laissait qu’une énergie en fusion pour retraverser les morceaux colorés d’un rêve sans qu’on ne puisse vraiment savoir qui rêve... Dans cette expérience d’un voyage permanent présenté comme le trait caractéristique de notre modernité la plus avancée, on sera étonné, aussi, par l’absence quasi-totale de lien avec la question migratoire et des inégalités des vies entre le Sud et le Nord de la planète. Comme si ce (néo-)nomadisme ne concernait que les classes moyennes et supérieures occidentales, sans que l’envers du décor ne soit marqué par une restriction aussi violente qu’injuste de la liberté de circulation et d’installation. Si cette réalité est évoquée en passant, c’est au détour d’un saut dans un avenir d’apartheid cosmique sans rapport direct avec la tragédie en cours aux frontières de l’Europe ou des USA.
Cependant, derrière ces allures théoriques, cette première création de Galia De Backer se donne, avant tout, comme une tentative de faire bouger la pensée en commençant par les corps, dévoilant, de la sorte, tout ce qui nous en tient paradoxalement séparé. Cette reprise de soi apparaît ainsi comme un geste (infra-)politique jubilatoire tout en laissant son ancrage en suspens. Peut-être qu’il est à prendre comme une stratégie du blocage ou de la grève laissant à chacun·e la chance de l’investir à sa façon ? Nous trouverons alors dans l’inventivité de jeux des comedién·nes des ressources pour déconstruire ce dont est fait le moindre geste et donner toute son ampleur à ce que cela signifie, en temps de génocide, que de se (dé-)mobiliser.