Sélectionné à la Berlinale et sorti en salle le 11 janvier 2023, La Ligne est le nouveau long métrage d’Ursula Meier. Dans ce huis clos familial, la réalisatrice franco-suisse s’intéresse à un sujet épineux et pourtant peu abordé : la violence féminine. Au casting, on retrouve Valeria Bruni Tedeschi, Stéphanie Blanchoud, India Hair et, pour la première fois à l’écran, Elli Spagnolo.
Ursula Meier est une actrice, scénariste, productrice et réalisatrice franco-suisse qui, pour l’anecdote, a étudié en Belgique à l’IAD. Elle a de nombreuses fois été récompensée pour son cinéma puissant et sensible, à la frontière entre fiction et documentaire. Ses deux derniers longs métrages ont été acclamés par la critique. Le plus récent, L’Enfant d’en haut (2012), a été élu meilleur film suisse de 2012 et nominé aux Oscars dans la catégorie Meilleur film étranger. Le deuxième, Home (2008), a quant à lui obtenu trois Prix du Cinéma suisse dont celui du Meilleur Film et trois nominations aux César.
Après cinq ans d’absence sur les écrans, Ursula Meier revient avec la sortie d’un nouveau long métrage, La Ligne , un huis clos familial tourné dans sa terre natale, la Suisse. Ce n’est pas la première fois que la réalisatrice s’intéresse à la famille et à ses déboires. Les intrigues de ses deux principaux films racontaient déjà le destin dramatique de deux familles explosives et atypiques. De nouveau, donc, elle filme le quotidien fracassant d’une famille dysfonctionnelle, animée par un casting féminin flamboyant et multigénérationnel.
Une famille dysfonctionnelle
Dans cette nouvelle configuration familiale gravitent quatre femmes. La mère (Valeria Bruni Tedeschi), est une pianiste ratée que les regrets ont transformé en femme toxique et égoïste. Elle fait injustement peser le poids de son échec sur ses filles, en particulier sur l’ainée pour laquelle elle a dû renoncer à sa carrière professionnelle. La lignée se poursuit avec ses trois filles ou plutôt trois sœurs. La plus jeune, Marion (Elli Spagnolo), incarne l’innocence, la compassion et la fragilité. Louise (India Hair), la cadette, symbolise avant tout le pragmatisme et l’indépendance. Enfin, l’ainée Margareth ( Stéphanie Blanchoud ), est une femme torturée, violente et totalement perdue. Elle est le meilleur reflet et aussi la principale victime des dysfonctionnements de cette famille qui proviennent surtout, on l’aura deviné, du comportement malsain de la mère. Autour de ces femmes, deux hommes, personnages secondaires qui mettent en exergue les forces et les faiblesses des deux figures féminines principales de ce drame : l’ami-amant de Margareth ( Benjamin Biolay ) et le jeune et nouvel amant de la mère (Dali Benssalah).
Margareth est au cœur de l’intrigue et en est même l’élément déclencheur. Le film commence par une scène brutale dans laquelle elle agresse violemment sa mère dans un accès de folie. L’attaque a lieu sur fond de musique classique, sans bruitage et au ralenti. Griffures, coups, sang, souffles entrecoupés, hurlements étouffés : c’est le paroxysme du déchirement familial. L’entrée en matière est cruelle et présume finalement assez bien ce qui va suivre. Cette première scène est le reflet explicite et physique du motif principal qui habite ce film et ronge cette famille : la violence féminine.
Violences physiques donc, pour Margareth, l’impulsive qui cogne sa mère et s’auto-mutile. Et violences psychologiques surtout, partout. Entre la mère qui cache son mal-être derrière un narcissisme pervers, la jeune Louise qui trouve refuge dans la privation et la religion, et Margareth dont l’impulsivité et l’hypersensibilité donnent à penser qu’elle est borderline. 1 Seule la cadette semble plus épanouie, plus heureuse, sûrement parce qu’elle s’est éloignée de cette famille malade et de sa mère malsaine. Enceinte, elle construit sa propre famille et est sur le point de devenir mère à son tour. Les nombreux plans rapprochés et gros plans rendent compte de cette violence psychologique.
Des cercles et des lignes
Les plans paysages et les prises de vue plongeantes, eux aussi très nombreux, révèlent l’environnement dans lequel évolue cette famille. Presque une structure en poupée russe, la caméra dévoilant progressivement la maison, puis le petit village de pêcheurs dans lequel se situe cette maison, enfin, les hautes montagnes enneigées qui encerclent ce petit village. Cette structure ajoute au sentiment d’étouffement des personnages. En plus d’être psychologiquement en détresse, ils sont aussi spatialement enfermés et isolés.
Cet emprisonnement spatial transparait davantage chez Margareth. Après l’agression sur sa mère, Margareth est condamnée à une mesure d’éloignement : pendant trois mois, elle ne peut s’approcher à moins de 100 mètres du domicile familial. Cette mise à distance devient une véritable torture pour elle, ainsi que pour sa plus jeune sœur Marion qui fait tampon. Rongée par la culpabilité, et peut-être aussi sous l’emprise maternelle, Margareth n’a de cesse de se rapprocher dangereusement de sa maison pour obtenir un pardon. L’étau familial se resserre…
Les lignes et les tracés sont omniprésents dans le film et intensifient cet effet d’urgence et d’enfermement. On les retrouve dans les baies vitrées et les murs de la maison au travers desquels Margareth espionne sa mère, dans la ligne bleue tracée à la peinture par la jeune Marion pour indiquer à sa sœur la limite à ne pas franchir, ou encore dans les routes de campagne, les ruisseaux et les lignes à haute tension qui traversent le village. Ces multiples frontières tendent à contenir la violence, mais finissent par l’exacerber. Les personnages sont coincés dans une famille, dans une lignée, et cette même famille est coincée entre des murs, entre des lignes.
Dans une interview pour le Film Francophone d'Angoulême , Ursula Meier explique que le choix du décor et l’importance accordée à la thématique de l’isolement ont été influencés par le contexte d’écriture du scénario : le confinement dû à la pandémie du coronavirus.
Une porte de sortie
Pourtant, malgré la souffrance et la détresse psychologique, malgré la contrainte et l’étouffement, une passion commune maintient à bout de bras les restes de cette famille. La musique traverse les frontières, physiques comme psychologiques, et devient alors le seul moyen pour ces femmes de communiquer. En témoigne la surdité de la mère survenue à la suite de son affrontement violent avec Margareth. Soudainement dépourvue d’oreille, elle n’a plus d’autres choix que de tirer un trait définitif sur ses rêves de pianiste et va jusqu’à bannir la musique dans la maison familiale. Mais sans pont musical, sans médium commun, le fossé se creuse et l’harmonie devient impossible.
Au-delà de son rôle « familial », la musique se vit aussi intimement chez ces quatre femmes, devenant même une bouée de sauvetage pour les âmes les plus naufragées. Margareth survit à son éloignement grâce à la musique. Poussée par son ami, lui-même musicien, elle renoue avec ses anciennes passions, la composition et la guitare. Pareillement, Marion se réfugie dans le répertoire musical religieux et le travail intensif de sa voix de soliste.
Pour le personnage de la mère, le piano a été sa plus grande passion et il constitue le seul héritage positif transmis à ses filles. Pourtant, cette même passion est à l’origine de son mal-être et de sa nocivité. Peut-être aurait-il mieux valu, comme pour Louise, rester loin de cette famille et de la musique ?
Une réflexion « à la frontière »
Finalement, on se rend compte que de nombreuses questions demeurent en suspens dans La Ligne . La musique est-elle remède ou poison ? La famille est-elle force ou faiblesse ? La limite est-elle franchie ?
En surfant ainsi sur les ambiguïtés, Ursula Meier dépeint une fresque familiale et féminine d’une grande justesse. Attentive aux ambivalences et à ce qui se joue aux interstices, elle parvient avec brio à filmer la famille tout en explorant l’intime. Ce faisant, elle ouvre une réflexion philosophique sur les influences entre collectif et individuel, et sur la création du lien.
Quoi qu’il en soit, il y a deux choses dans ce film sur lequel on ne doute pas : le talent de sa réalisatrice et la justesse du jeu de ses actrices. Cinq femmes au talent prometteur qu’on espère de nouveau voir ensemble, devant ou derrière la caméra.