Amateurs de romans sur les grands espaces ou de la biologie et ses mystères, des récits de vie ingénus, Là où chantent les écrevisses de Delia Owens est la dose de poésie et de nature qu’il vous faut pour terminer cet été en douceur.
C’est dans un marais de la côte Est des États-Unis, en Caroline du Nord, que l’auteure américaine Delia Owens a donné vie à Kya, un jour de 1945. On la rencontre au moment où sa mère, chaussée de ses escarpins en croco, prend ses cliques et ses claques et s’en va vers la ville, laissant derrière elle ses enfants et un mari violent et alcoolique. Peu à peu, tous s’en vont. Il ne restera que Kya et ses collections de plumes et de coquillages dans leur cabane au beau milieu de nulle part. Le marais devient alors un refuge, voire une mère de substitution pour la petite fille. Au fil du temps, celle-ci fera la rencontre de Jumping, un vieil afro-américain qui tient la seule pompe à essence du coin, de Chase Andrews, le beau gosse à l’avenir prometteur, et de Tate, un jeune ange gardien. Kya grandit seule, entre la mer agitée et la forêt dense, entre les mouettes et les crabes, entre la boue et le ciel. Sauf qu’un jour, deux garçons découvrent le cadavre de Chase à moitié englouti par le marais.
La lagune sentait à la fois la vie et la mort, un mélange organique de promesses et de décomposition. Les grenouilles coassaient. Avec mélancolie, elle regarda les lucioles griffer le ciel de la nuit. Elle n’en capturait jamais, on en apprend plus sur les insectes quand ils ne sont pas enfermés dans un bocal. Jodie lui avait expliqué que la luciole femelle produit un clignotement sous sa queue pour faire signe au mâle qu’elle est prête à s’accoupler. Chaque espèce de luciole possède son propre langage de lumières.
Là où chantent les écrevisses fait partie de ces romans auxquels on jette un œil, puis qui vous attrapent les mains et qui ne vous lâchent qu’après vous avoir coupé le souffle. L’environnement, d’abord, très précisément décrit par Owens (zoologiste de 72 ans, dont c’est le premier roman) : un marais semble peu propice aux histoires importantes, et pourtant Owens en démontre toute la beauté et la force par ses descriptions de la faune et de la flore et par l’importance accordée aux petites choses. Ce type de narration m’a fait penser à Un été dans l’Ouest de Philippe Labro, dans lequel le personnage principal s’émerveille de la richesse des forêts du Colorado, où la nature est pure et souveraine. Le personnage de Labro et Kya sont tous deux à la fois spectateurs et acteurs des écosystèmes qui les accueillent. Ces environnements préservés se retrouvent par exemple dans les écofictions, un genre assez large qui relativise l’importance de l’homme face à la nature. Ce type de récits est parfois centré sur une échelle de temps et d’espace plus grande. Dans le livre, Kya ne sait pas quel jour elle est née et ignore les dimensions de son marais. Elle se calque sur le rythme de la nature.
Presque tout ce qu’elle savait, elle l’avait appris de la nature. Du monde sauvage. La nature l’avait nourrie, instruite et protégée quand personne n’était là pour le faire.
Ces romans comportent également un aspect de militantisme écologique, bien que les écofictions contemporaines s’intéressent plus à l’adaptation des villes face aux changements climatiques. Notons aussi que Kya est considérée comme un animal par les habitants de la ville, un animal vivant dans un territoire presque mystique qui fait écho au thème profondément américain de la frontière, derrière laquelle vivent une flore et une faune sauvages à dompter.
Le personnage principal, ensuite : Kya est une petite fille débrouillarde, forte, intelligente, mais elle reste une enfant naïve et portée par ses émotions. Kya jongle entre son besoin d’aimer et sa peur de l’abandon, jouant à cache-cache avec tous ceux qui entrent dans sa vie. L’histoire est divisée en deux parties : son enfance, avec son monde qu’on découvre par ses yeux, puis l’âge adulte et l’enquête sur la mort de Chase. Le fait de l’avoir vue grandir sous nos yeux nous attache à ce personnage voué à devenir une figure forte de la ville construite au bord du marais, un peu comme Scout dans Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur . D’ailleurs, ces deux livres, dont les histoires se déroulent à la même période, se centrent sur le thème fondamental de l’ostracisation, que ce soit pour des questions de race ou de mode de vie.
“Il faut que je m’en aille, Kya. Je ne peux plus vivre là.” Elle eut envie de lui faire face, mais y renonça. Elle aurait voulu le supplier de ne pas la laisser seule avec Pa, mais les mots s’entrechoquaient dans sa tête. “Quand tu seras plus grande, tu comprendras.” Kya voulait crier qu’elle était sans doute petite, mais qu’elle n’était pas idiote. Elle savait très bien que c’était pour fuir Pa qu’ils s’en allaient tous. Elle se demandait seulement pourquoi aucun d’eux n’avait songé à l’emmener.
On l’aura compris, Là où chantent les écrevisses est à lire absolument. Néanmoins, il me faut tout de même pointer du doigt une chose qui aurait pu me faire abandonner ma lecture (c’est dire la force narrative de ce roman !) : les fautes de grammaire de la traduction française. L’histoire ne nous dira pas si elles sont dues à une traduction trop rapide (la version originale est parue en 2019 et la version française en 2020) ou à un manque de relecture, mais elles ont la bonne idée de n’être que quatre et de se trouver dans la première partie du récit. Encore un jeu de cache-cache.
Merci à Lisa Kruise pour la discussion sur les écofictions.