critique &
création culturelle

La Périchole d'Offenbach

Quand rire fait réfléchir

© J. Berger

L’Opéra Royal de Wallonie-Liège célèbre la fin de l’année 2024 en officiant un mariage grandiose : celui de La Périchole et de Piquillo. Au menu : alcool, tenues bariolées, satire sociale et chœur solide !

La Périchole est un des premiers opéras bouffe (un opéra drôle qui se termine bien) de Jacques Offenbach (1819-1880), créé en 1868 à Paris, sur un livret original de Ludovic Halévy et Henri Meilhac, inspiré par la saynète Le Carrosse du Saint-Sacrement de Prosper Mérimée (1829). Cette œuvre raconte l’histoire à peu près vraie et plus ou moins romancée de Micaela Villegas, une grande chanteuse de Lima (Pérou) qui fut célèbre durant les années 1770. Micaela, surnommée La Périchole, grimpa peu à peu l’échelle sociale et dirigea ainsi un théâtre. Elle fut aussi la maîtresse du vice-roi du Pérou.

La Périchole et son amoureux Piquillo sont deux chanteurs de rue sans le sou, épuisés et affamés. Ils souhaitent se marier, mais sont trop pauvres pour y parvenir. Par le plus grand des hasards, la jeune femme fait la connaissance de Don Andrès, vice-roi du Pérou, qui se promène incognito dans les rues de Lima, plein de pulsions à assouvir. Il lui propose de le suivre au palais et, surtout, de souper avec lui. La Périchole accepte et rédige une lettre à Piquillo qu’elle aime tant et à qui elle veut rester fidèle, lui expliquant qu’on ne peut pas aimer correctement le ventre vide. Mais il y a un léger problème : les deux bras droits du vice-roi lui rappellent qu’il ne peut amener à sa cour que des femmes mariées. Quelle meilleure drogue que l’alcool pour arriver à convaincre deux notaires, une Périchole en coma digestif et un Piquillo ramassé dans la rue au comble du désespoir, de célébrer un mariage (presque) arrangé ? Car heureusement, dans un éclair de lucidité, la jeune chanteuse a reconnu son amoureux et a accepté les noces, au contraire de Piquillo qui se réveille le lendemain avec le moral au fond des chaussettes. Quand il apprend la vérité, il éclate de colère à l’idée de partager sa femme avec le vice-roi et se fait jeter au cachot des maris récalcitrants. La Périchole vient le voir, lui assure qu’elle lui est restée fidèle avant de corrompre le geôlier… qui n’est autre que le vice-roi à nouveau déguisé. Ils finissent par réussir à s’évader et à se faire pardonner par le vice-roi, beau joueur.

© J. Berger

La caractéristique principale d’un opéra bouffe est son aspect comique, plutôt satirique. Celui-ci apparait dans l’intrigue et les caractéristiques des personnages, mais aussi dans la musique et le texte chanté et parlé. En effet, contrairement à l’opéra seria, l’opéra bouffe comporte de nombreux dialogues ayant le même poids dramatique que les airs chantés. Ce style d’opéra traite en général de sujets légers. Dans La Périchole, Offenbach surprend doublement son habituel public bourgeois : d’une part en mettant des sujets plus graves tels que la pauvreté et l’abus de pouvoir sur le devant de la scène, dans une œuvre portée par un couple de protagonistes défavorisés et intègres (ce qui va à l’encontre des préjugés de la bourgeoisie du Second Empire) ; d’autre part, le compositeur offre plus d’espace aux émotions dans une création habituellement davantage burlesque. Le regard « trop » critique porté sur la haute société par cette œuvre l’a empêchée de rencontrer un franc succès ; Offenbach a donc dû la retravailler pour proposer une seconde version en 1874 et introduire plus de panache aux airs et aux deux protagonistes.

L’humour est donc central dans La Périchole et dans cette production en particulier. L’intention de Laurent Pelly, metteur en scène de théâtre et d’opéra, est simple : puisque cette histoire aborde (et critique) des sujets intemporels, on peut la transposer à notre époque. Il a donc fallu réécrire les dialogues et le livret afin de les débarrasser de leurs références à l’actualité du XIXe siècle qui ne parlent pas au spectateur d’aujourd’hui, sans leur en ajouter de contemporaines. En effet, pour Pelly, il n’est pas nécessaire de plonger La Périchole dans un contexte précis et d’ainsi faire du réalisme pour faire rire le spectateur. La mise en scène est très rythmée et portée principalement par le chœur, à travers le peuple de Lima et les nobles du palais. Le peuple est habillé de manière relativement ridicule, avec des couleurs chatoyantes et bigarrées dont l’assemblage causerait une syncope à Cristina Cordula, mais à la logique habile : si les tenues, individuellement, paraissent sans intérêt, les rassembler augmente la cohérence du peuple. La particularité de chaque habitant de Lima fait leur force en tant que communauté. Au contraire des riches, tous habillés de la même façon et donc perdus dans la masse : robes argentées pour les femmes qui les font ressembler à de gros bonbons vintage et hautes chaussettes à paillettes pour les hommes. Surtout, le peuple danse, chante, évolue dans les décors comme une seule personne avec un amusement communicatif ; les nobles passent leur temps à se critiquer en se réfugiant derrière leurs bonnes manières. Les autres personnages ne sont pas en reste quant à leur apparence, particulièrement le vice-roi qui est doté d’une coiffure incongrue. Les déplacements rapides, les divers déguisements et les costumes tournés en ridicule par les acteurs appuient le côté burlesque de l’œuvre. Enfin, les décors parachèvent le discours porté par la mise en scène, en illustrant le délire mégalo du vice-roi, avec des panneaux publicitaires à son effigie tellement grands qu’ils ne peuvent être entiers sur scène et des miroirs extraordinaires placés dans le palais.

© J. Berger

L’humour et la satire sont aussi présents dans le texte, aussi bien dans les dialogues que dans les paroles, comme quand La Périchole chante « Ah ! Que les hommes sont bêtes » lorsqu’elle parvient à se jouer du vice-roi. La répétition d’onomatopées ou de syllabes est également un procédé beaucoup utilisé pour faire rire le spectateur (le « gnol-gnol-gnol » dans l’air suivant).

La partition n’est pas en reste, plus spécifiquement à deux moments qui m’ont marquée : quand Piquillo chante « je geins », le violon lui répond sur le même ton plaintif ; quand le vice-roi chante sa souffrance d’être sans amour dans ce bas-monde, sa mélodie tombe dans des graves si bas et caricaturaux qu’on comprend qu’il n’en a en réalité rien à faire d’aimer. Cependant, la musique d’Offenbach est aussi brillante et chargée d’émotions. Je pense surtout à l’« air de la Lettre » : La Périchole chante pendant qu’elle l’écrit et cette mélodie sera répétée par le violoncelle au moment où Piquillo lira la missive.

Autant Offenbach que ses librettistes et Pelly prennent le parti du rire pour dénoncer des sujets graves. Lors de la création de 1868, beaucoup de spectateurs ont eu l’impression de s’être faits avoir, car ils s’attendaient à une œuvre légère qui les ferait rire de bon cœur. Mais comment cette production résonne-t-elle pour le spectateur de 2024 ? Peut-on rire de tout ? La moquerie est-elle la « meilleure » manière de dénoncer un problème ?

© J. Berger

En tout cas, l’intrigue simple de La Périchole permet de mieux apprécier les couleurs et innovations de la mise en scène, celle-ci étant parfois épurée dans d’autres opéras à cause d’histoires déjà lourdes et complexes. Dans les histoires d’Offenbach, les femmes parviennent à tirer leur épingle du jeu et à devenir maîtresses de la situation. On s’éloigne donc de l’atmosphère relativement misogyne de certaines œuvres qui glorifient le sacrifice de la femme. Dans cette production, on sent que les artistes s’amusent, autant les rôles principaux que le chœur qui, via son chant jubilatoire, communique son envie de faire la fête avec le spectateur. Le tout porté par une distribution de haut vol. C’est donc en chantant « Il grandira car il est Espagnol » que le spectateur rentre chez lui après sa dernière sortie culturelle de 2024.

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La Périchole

Direction musicale de Clelia Cafiero
Mise en scène de Laurent Pelly (aidé par Paul Higgins)
Avec Antoinette Dennefeld, Pierre Derhet, Lionel Lhote, Rodolphe Briand, Ivan Thirion
Adaptation du livret et des dialogues : Agathe Mélinand
Costumes : Laurent Pelly (aidé par Jean-Jacques Delmotte)
Décors : Chantal Thomas
Lumières : Michel Le Borgne

Vu le 29/12/2024 à L’opéra royal de wallonie-Liège

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