La Version de Debora Levyh
Faire advenir les mondes
La mesure secrète de leur temps est la pulsation de leur cœur. Tous les autres rythmes en sont des multiples. La cadence respiratoire, la période des sécrétions, l’oscillation des températures internes. Le battement des paupières. La chute des cheveux. La durée d’un sentiment.
La Version décrit ce qu’on ne s’autorise pas à découper si petit, à regarder si longuement que le global se dissout à l’arrière-plan pour laisser place aux complexes petites toiles individuelles – celles qui, observées d’un point éloigné, forment le(s) grand(s) corps collectif(s) et leurs récits. Profusion de matières et de qualités, descriptions détaillées de techniques et d’architectures plongent mieux dans un monde que toutes les intrigues palpitantes possibles – plonge sous la peau du monde, lectorat lové entre les nerfs et les tendons, là où le sang bruisse. Levyh préfère le sensuel au narratif ; ou plutôt : déplace la focale vers une narration des micro-perceptions, celles qui supposent de revoir entièrement son vocabulaire pour appréhender une cosmogonie non pas autre, mais revue et augmentée.
Pourquoi vouloir voir et malaxer toute cette substance secrète et sauvage. C’est que, déjà, ils ne font pas comme si tout ça n’existait pas, comme si tout ça n’agissait pas à notre insu. Mais, surtout, ils ont une autre façon de tracer la frontière entre le dedans et le dehors. Et on ne se rend pas compte comme ça, mais la façon dont on perçoit le dedans et le dehors détermine radicalement ce que l’on peut percevoir ou faire de ce que l’on ne peut pas percevoir ou faire.
Un écho persiste à travers les 120 pages du témoignage : la répétition des marqueurs de prise de parole. « Je parle », « voilà ce que je peux en dire » figurent un dialogue dont on n’entendrait qu’une seule voix et rappellent que le point de vue est situé – jamais d’universalisme, La Version, comme son nom l’indique, ne relève que du particulier. À aucun moment l’abstraction (volontaire, on le comprendra) des informations transmises par la narratrice n’empêche de faire advenir un monde à la fois proche et lointain, dont on aurait à apprendre, dont on tire des conclusions malgré tout. Debora Levyh joue à merveille de la faculté performative du langage.
Ce que j’essaie de rendre clair, là, depuis tout à l’heure, c’est qu’ils vivaient continuellement dans la conscience complète que tout se meut, absolument tout, et en permanence.
Comme un autre fil rouge, se dévide l’attention portée aux micro-nuances météorologiques : ce sont elles qui conditionnent le surgissement des objets et des actions. Plutôt que les gens, c’est le climat qui diffère (de nous). La Version montre, l’air de rien, que le milieu influe sur celles et ceux qui y évoluent et inversement – qu’il s’agit surtout de conserver l’ambiguïté et le mouvement pour garder l’équilibre : « Ils n’aimaient rien qui ne puisse être à double tranchant ». Cet univers est plein de règles complexes et entremêlées mais mouvantes, souples. Elles s’hybrident à l’usage.
S’ils se retiennent de converser, c’est pour pouvoir faire exister toutes les choses innommées qui sinon s’éteignent sans que personne ne les aperçoive. Les sensations, les intuitions, les possibilités. Les flottements.
On pense à Donna Haraway, à Monique Wittig, à Ursula K. Le Guin et à la théorie de la fiction-panier : « La plupart du temps, ils y plaçaient des choses utiles ou belles. Mais souvent aussi, ils n’y mettaient rien du tout. L’important, c’était le potentiel de l’objet. » Ce n’est pas de la science-fiction, ce n’est pas de l’ethnographie et ce n’est pas métaphorique. C’est exposer l’un des mondes en puissance dans le langage, comme on ajouterait une couleur au spectre chromatique.