critique &
création culturelle

Le Grand Bal de la Cie Dyptik

Une transe chorégraphique entre révolte et immersion

© Romain Tissot, Abdelbassat Abdelbaki

Le 4 et 5 février 2025, Wolubilis accueillait Le Grand Bal. Créée par Souhail Marchiche et Mehdi Meghari, fondateurs de la Compagnie Dyptik, cette chorégraphie brouille les repères du spectateur, l’entraînant dans une expérience immersive où la frontière entre scène et salle s’estompe.

À quel moment le spectacle a-t-il réellement commencé ? Impossible de le définir. Ce dont je me rappelle, c’est d’un public qui se retourne fébrilement vers l’arrière où une danseuse, au visage préoccupé, attend leur attention, et de douches de lumière éclairant l’apparition ponctuelle d’interprètes dans les rangs. Ceux-ci se mettent difficilement en mouvement, mais une fois en agitation n'hésitent pas à frôler, approcher, déranger les personnes qui y sont assises. Ce dont je me rappelle, c’est d’un spot, une lumière intense sur scène qui attire le regard et devant laquelle danse une silhouette ombrée. Les interprètes, disséminés dans la salle, semblent devoir la rejoindre et, en murmurant, nous incitent à les suivre.

Dès ce prélude immersif, le public n’est plus qu’un simple observateur : il est convié à rejoindre la scène du Grand Bal, qu’il ne foulera pourtant jamais, malgré une ultime sollicitation au milieu de la représentation. Ce spectacle, construit comme une succession de tableaux frontaux qui sollicitent ponctuellement le public, laisse la sensation d’avoir participé au Grand Bal.

Rassemblés sous le nom de la compagnie Dyptik, Souhail Marchiche et Mehdi Meghari sont deux chorégraphes issus de la culture hip-hop qui écrivent ensemble. Ce mouvement n’est toutefois qu’un enracinement à partir duquel ils déploient un langage pluriel, puisque dans les chorégraphies du Grand Bal, on remarque des mouvements propres à la danse classique, aux danses folks ou encore au breakdance, sous-discipline du hip-hop qui se distingue par son rapport au sol.

Dans Le Grand Bal, les danseurs et danseuses exercent une transe collective, une frénésie. Ce qui se joue réellement est une révolte : on ressent des corps contraints dans leurs mouvements, parfois sur le point de s’immobiliser, et qui, via la danse, combattent pour s’extraire de cette fatalité. En ressort des danses désarticulées, des visages évoquant les figures de la peur, et une interprétation particulièrement expressive.

© Romain Tissot, Abdelbassat Abdelbaki

En ce sens, la troupe est un organisme vivant qui cohabite la scène et qui exerce une force sur l’individu. Quand l’un d’eux ressort de l’énergie collective en exprimant une liberté corporelle entravée, l’énergie de la masse le remet en mouvement. Par une expression corporelle habitée, la compagnie Dyptik questionne la notion de l’affranchissement des corps, réaction physique conséquente de l’enfermement, en écho aux multiples crises modernes.

Le Grand Bal est une soirée étrange mélangeant les codes d’autrefois et ceux d’aujourd’hui. Les interprètes revêtent dentelle avec élégance, mais se dénudent et troublent les genres. La musique évoque le genre classique, voire lyrique, sur une base d’électro qui ne manque pas de s’accorder avec des sons organiques et, surtout une ritournelle que chantent en boucle nos danseurs et danseuses.

© Romain Tissot, Abdelbassat Abdelbaki

L'espace scénique est épuré mais vibrant. Sur scène, dominent un dispositif lumineux évoquant une rosace et deux grandes colonnes antiques, suggérant que le bal a lieu dans un ancien bâtiment religieux. Ce décor, associé à une musique aux motifs cycliques, évoque la notion de la cérémonie, du rituel auquel le public est à nouveau invité à participer émotionnellement plus qu’à observer.

Malgré cette éternelle révolte d’affranchissement dans le fond comme la forme, le spectacle se modèle selon un genre : le thriller. Toute la création est favorable au déploiement du suspense : cadre spatiotemporel précis dans lequel les protagonistes semblent piégés, scène de départ prévenant un danger incertain, corps et expressions faciales suggérant la peur tout au long, création lumière où l’ombre est omniprésente pour laisser le danger du côté de l’imaginaire, et puis, bien sûr, une musique angoissante. Le public est invité à rester alerte puisque tout indique une catastrophe imminente.

© Romain Tissot, Abdelbassat Abdelbaki

Une fois les lumières éteintes et le silence revenu, une question persiste : avons-nous assisté à un spectacle ou avons-nous été pris au piège d’une danse inexorable, d’un vertige collectif dont l’issue reste incertaine ?

Même rédacteur·ice :

Le Grand Bal

Chorégraphie de Souhail Marchiche et Mehdi Meghari
Avec Mounir Amhiln, Charly Bouges, Yohann Daher, Nicolas Grosclaude, Hava Hudry, Beatrice Mognol, Davide Salvadori, Alice Sundara
Création musicale : Patrick De Oliveira
Création lumières : Richard Gratas, François-Xavier Gallet-Lemaitre
Costumes : Hannah Daugreilh, Sandra Bersot
Scénographie : Hannah Daugreilh

Vu le 4 février 2025 au Wolubilis

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