critique &
création culturelle

Pelléas et Mélisande

Un opéra littéraire à la croisée de la modernité et du symbolisme

Basé sur l’œuvre éponyme de Maurice Maeterlinck, le Pelléas et Mélisande de Debussy s’ouvre à l’impressionnisme, au symbolisme et au spiritisme, en passant par des tropes bien connus des contes. Coup d’œil sur un opéra littéraire à la mise en scène surprenante, accueilli cette saison par l’Opéra Royal de Wallonie-Liège.

Il était une fois, à une époque qu’on ne saurait dater, le royaume d’Allemonde, un lieu aux frontières insaisissables, sur lequel règne Arkel, un roi vraiment très âgé. Celui-ci a deux petits-fils, le déjà plutôt vieux Golaud et le grisonnant Pelléas. Alors qu’il s’est perdu dans une forêt sombre et dense pendant une partie de chasse, Golaud tombe sur la (très) jeune, frêle et diaphane Mélisande. Il essaie de capter son attention et de comprendre d’où elle vient et ce qui lui est arrivé, mais elle semble trop bouleversée par un drame innommable qu’elle vient apparemment de vivre et qui l’a fait fuir dans cette nature inhospitalière. Le prince parvient à la convaincre de le suivre et, tout ému qu’il est de sa trouvaille, décide de l’épouser. Le destin pousse par la suite Mélisande à faire plus ample connaissance avec son beau-frère, qui semble décidé à l’aider à apaiser son arrivée dans ce palais lugubre et lie avec la jeune fille une relation platonique qui ne sera pas du goût de Golaud, rongé par la jalousie. Malheureusement, un soir, Pelléas annonce à Mélisande qu’il doit partir pour un très long voyage dont il ne sait s’il va revenir. Le couple s’avoue alors son amour sans se douter qu’il est surveillé par Golaud, qui bondit sur son demi-frère et le tue. La jeune Mélisande s’enfuit, blessée. Quelques mois plus tard, bien qu’à l’agonie, elle accouche d’une petite fille. Son mari à son chevet implore son pardon tout en voulant tout de même bien savoir si elle l’a trompé avec Pelléas (ce qui lui permettrait, je suppose, d’étouffer sa culpabilité sous une vengeance d’honneur). Mélisande déclare qu’ils n’étaient pas coupables et meurt.

En créant cet opéra en 1902, Claude Debussy (1862-1918) est devenu l’instigateur d’un grand changement dans la musique classique : en modifiant les harmonies, il ancre sa composition dans l’impressionnisme. Une des premières œuvres impressionniste fut son Prélude à l’après-midi d’un faune (1892-1894), inspiré d’un poème de Stéphane Mallarmé. L’impressionnisme musical veut simplement, un peu comme dans sa déclinaison picturale, exprimer la poésie de différents moments successifs, de manière non linéaire. Il devient ici un peu plus difficile pour les oreilles habituées à des formes et constructions traditionnelles d’anticiper la suite et la fin d’une mélodie, par exemple. Cela explique son caractère insaisissable et relativement incompréhensible. Debussy a également donné naissance, avec Pelléas et Mélisande, à un opéra littéraire, c’est-à-dire à une œuvre lyrique qui reprend tout simplement mot pour mot l’objet littéraire sur lequel il se base et non sa réécriture par un librettiste. Dans ce cas-ci, Pelléas et Mélisande, pièce de théâtre créée 10 ans plus tôt par Maurice Maeterlinck.

Photo : J-Berger/ORW Liège

Debussy déclare1 : « J'ai voulu que l'action ne s'arrêtât jamais, qu'elle fût continue, ininterrompue. La mélodie est antilyrique. Elle est impuissante à traduire la mobilité des âmes et de la vie. Je n'ai jamais consenti à ce que ma musique brusquât ou retardât, par suite d'exigences techniques, le mouvement des sentiments et des passions de mes personnages. Elle s'efface dès qu'il convient qu'elle leur laisse l'entière liberté de leurs gestes, de leurs cris, de leur joie ou de leur douleur. » C’est la première fois que j’assiste à un opéra dans lequel la musique passe totalement au second plan, où elle ne fait « que » soutenir le propos, agissant plutôt comme un tapis sonore sur lequel le chant vient rebondir et duquel il semble pourtant continuellement s’éloigner. Sa force atteint son paroxysme dans son absence, lorsque Pelléas lance un « je t’aime ! » a cappella à Mélisande. Aussi, le fait que la musique ne contienne pas de grands airs ni d’envolées lyriques permet de bien comprendre le texte et l’histoire, ce qui contribue à rendre l’œuvre plus accessible.

Cette production de Pelléas et Mélisande, conçue pour la Fondazione teatro regio di Parma en 2019 et accueillie en avril 2024 à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, a été pensée et mise en scène par le duo créatif canadien formé par André Barbe et Renaud Doucet. Ils se sont basés sur cette phrase de Debussy qui, en 1889, imaginait son librettiste idéal : « Celui qui, en disant les choses à demi, me permettra de greffer mon rêve sur le sien. Qui concevra des personnages qui ne discutent pas, mais subissent la vie et le sort, dont l’histoire et la demeure ne seront d’aucun temps, d’aucun lieu ». Et de fait, les décors, l’ambiance visuelle et les costumes rendent de manière terriblement forte cet aspect. Le royaume d’Allemonde est à la fois suspendu entre le ciel et la terre, un peu comme dans « Un empire de dix arpents » de la série de bande dessinée Isabelle, soulevé de terre par la force magique d’un diamant. Le royaume semble hors du temps : rien ne pousse, les arbres sont vieux, poussiéreux, les heures s’écoulent lentement. Le roi est aussi défraîchi et miteux que son pays. Mélisande apparait de nulle part et ne donne aucune indication sur son âge ou son origine. On sait simplement des personnages qu’ils sont plus ou moins vieux. Ainsi, Mélisande est qualifiée de « petite fille » avec des « petites mains ». On devine toutefois que l’action se déroule sur plusieurs mois, puisque la grossesse est déjà bien avancée quand Pelléas et Mélisande s’avouent leur amour. Cette sensation d’effondrement et de fin d’un monde se révèle peut-être finalement le décor d’une histoire d’amour impossible.

Photo : J-Berger/ORW Liège

Un autre courant artistique que l’on retrouve dans cet opéra est le symbolisme : la nature est mystérieuse, hostile. Les sentiments sont froids, presque inexistants quand ils ne sont pas violents. Seule la mer semble être source de vie puisque c’est là que vont et viennent les bateaux, dont celui qui a amené Mélisande. C’est aussi l’eau de la fontaine qui fait naître l’amour entre les deux protagonistes. À Allemonde, il y a des grottes sombres et terrifiantes. Dans l’une d’elles se réfugient même des vieillards. La dichotomie entre l’obscurité et la lumière est aussi très présente : Mélisande est malheureuse dans ce pays où « [elle n’a] pas vu le ciel, seulement une fois aujourd’hui ». Les lumières se font plus vives pourtant quand Pelléas est présent, et la jeune fille décède lors d’un coucher de soleil. Enfin, Barbe et Doucet ont également considéré l’importance du spiritisme à l’époque de Debussy pour construire l’imaginaire de cette production. Les personnages sont très pâles et habillés de blanc, l’histoire se déroule parfois à travers une grande tapisserie déchirée et le texte contient beaucoup de références aux yeux, qui parfois ne peuvent s’ouvrir, ce qui rejoint le symbolisme à travers des idées telles que la fontaine des aveugles ou l’aveuglement de Golaud par la jalousie.

En ce qui concerne l’intrigue de Maeterlinck, elle reprend des idées à Tristan et Iseut (telles que l’amour platonique) et aux contes folkloriques. Citons par exemple la scène où Mélisande laisse pendre ses longs cheveux depuis sa fenêtre pour que Pelléas les prenne en main, comme dans le conte Fleur-de-persil de Giambattista Basile (XVIIe siècle), connu plus tard sous le titre de Raiponce. D’autres thèmes plus durs continuent à me questionner sur leur récurrence dans les arguments d’opéra, tels que le mariage forcé entre Golaud et Mélisande, les luttes féministes commençant pourtant à émerger au tournant du XXe siècle. Aucun moment de l’intrigue ne laisse supposer qu’ils s’aiment et Golaud, de par son âge avancé et sa position sociale, prend rapidement l’ascendant sur la (trop) jeune fille malgré le récent traumatisme qu’elle vient de vivre et dont il est conscient. Il est aujourd’hui difficile de fermer les yeux sur cette relation où la notion de consentement semble absente, où le besoin de domination de Golaud (cet homme de pouvoir violent et jaloux, qui se fait vouvoyer par tout le monde) sur Mélisande transparait à travers cette phrase terrible dans ce royaume aride et misérable : « Je pourrais écraser tes petites mains comme des fleurs. » Pourquoi vouloir écraser des fleurs ?

Photo : J-Berger/ORW Liège

Barbe et Doucet ont su transporter le spectateur dans cette histoire particulière par la beauté et la fantaisie des décors et la sobriété des costumes, sublimés par les lumières de Guy Simard. Et comme d’habitude à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, la qualité technique et musicale ainsi que l’intensité émotionnelle étaient au rendez-vous pour nous faire vivre un moment d’exception, suspendu hors du temps. J’ai particulièrement apprécié les rôles de Pelléas (Lionel Lhote) et Gollaud (Alexandre Duhamel ce soir-là), qui renvoyaient vers le public des émotions particulièrement fortes. Enfin, la touche d’innocence du personnage d’Yniold (Judith Fa), le fils de Golaud que celui-ci manipule terriblement, ajoutait une teinte presque douloureuse à l’ensemble de l'œuvre. Cette production est une très belle surprise dans mon parcours de spectatrice.

Même rédacteur·ice :

Pelléas et Mélisande

Musique de Claude Debussy

Livret de Maurice Maeterlinck

Mise en scène, décors et costumes : Barbe et Doucet

Reprise mise en scène : Florence Bas ; Lumières : Guy Simard

Pélléas : Lionel Lhote ; Mélisande : Nina Minasyan ; Golaud : Alexandre Duhamel

Vu le 20/04/2024 à Liège

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