critique &
création culturelle

Points de rupture

« Tempérer son propos, modérer son point de vue. »

© Antonio Gomez Garcia

Créé en 2020 au Théâtre National, le spectacle Points de rupture est rejoué aux Martyrs début 2025. Dans un contexte international éloquent, il rappellera la nécessité de remettre la société en question, de manière assez subtile et avec un ton envoûtant.

2025 : nouveau quart de siècle et retour de Donald Trump à la Maison Blanche avec un programme populiste néolibéral appuyé par les plus grandes richesses contemporaines. Les coups et les coûts sociaux et climatiques vont être exportés partout dans le monde, et c’est sans doute la marque d’un hiatus latent entre la société telle qu’on la connaît et l’éternelle volonté de changer les choses. Les points de suspension peuvent-ils devenir des Points de rupture ?

Points de rupture est essentiellement une critique du monde du travail (les bureaux, les horaires, la productivité, etc.). Si l’on ne s’en tient qu’à cette saison 24-25 à Bruxelles, le théâtre politique est un registre bien établi, surtout à gauche d’ailleurs. De plus, l’univers de l’entreprise a déjà beaucoup nourri le paysage culturel (Que notre joie demeure de Kev Lambert pour ne citer qu’un roman). Comment Points de rupture sort-elle du lot, malgré sa relative ancienneté (2020) ?

© Antonio Gomez Garcia

La force qui m’aura le plus convaincu est la nuance et la maturité de son propos. D’autres spectacles peuvent nous bousculer par leur optimisme rassurant comme Nocebo (Gregory Carnoli & Hervé Guerrisi), joué au Varia lors du festival Ici Bruxelles de 2024, ou par leur ambition sans borne comme Ouverture des hostilités (Marie Devroux), joué au Rideau à la même occasion.

La stratégie de Françoise Bloch est différente : elle reconstruit l’objet de sa critique et y révèle subtilement les dérives et les inconsistances. Elle ne propose d’emblée ni d’imaginer un autre modèle économique, ni de voir des côtés positifs dans le nôtre, mais elle le dépeint de manière réaliste, le tourne en dérision, et mène les personnages comme les spectateurs à y renoncer. Comme le fait comprendre ironiquement, au début de la pièce, un personnage promoteur immobilier qui vend une maison non désirée : on peut tout accepter si la méthode y est.

« Tempérer son propos, modérer son point de vue. »

Cette même méthode est d’autant plus efficace si l’on comprend que l’angle du monde de l’entreprise n’est qu’un prétexte pour attaquer le capitalisme dans sa globalité. En effet, la pression du travail n’est pas dénuée de contexte : la course économique mondiale, la compétitivité requérant une accélération constante, l’avidité des actionnaires. Derrière les entretiens d’embauche, réunions et drinks fantaisistes dont recèle le spectacle, plusieurs questions classiques agitent la fidélité des personnages employés : abnégation au système ou révolte, pacifisme ou violence, chacun pour soi ou tous ensemble. Françoise Bloch propose des pistes de réflexion qui mènent à un dénouement plutôt résolutif – une révolte collective et brutale –, mais l’autonomie des spectateurs dans leur raisonnement est préservée par les doutes des personnages. Ces doutes donnent une matière réflexive mais aussi émotionnelle au spectacle : le jeu des comédiens et des comédiennes se montre protéiforme. Ils passent, en toute fluidité, de la fermeté de patrons et patronnes à un entretien d’embauche, à la détresse d'employés révoltés.

© Antonio Gomez Garcia

Le spectacle parvient toutefois à nous bousculer, mais pour d’autres raisons. La mise en scène audacieuse dévoile des scènes absurdes (cf. l’affiche du spectacle) qui rappellent de loin l’univers de Thomas Gunzig (Manuel de survie à l’usage des incapables, 2013 ; Le Sang des bêtes, 2022). Alliant le théâtre avec la vidéo, le décor et les costumes sont épurés pour rappeler les open-spaces : lumière blanche éclatante et monochrome, musique classique çà et là, costumes noir et blanc, chaises et tables à roulettes, et certes, en bonne rupture absurde : une porte de garage derrière laquelle une chambre est de temps en temps visible par le public. Un magnifique cocktail dont la liste des ingrédients innovants nécessiterait à elle seule un hebdo entier sur Karoo (sans exagération bien sûr).

Points de rupture peut donc être compris ainsi : la légèreté et l’humour au service de discussions sérieuses, importantes et nécessaires. Les positions que François Bloch met en scène sont évidemment orientées, cependant le point de départ n’est pas une utopie, mais un constat. Ce spectacle en 2025 alertera certainement sur l’urgence que revêtent ces discussions et à la multitude de futurs qui restent encore possibles.

« Nous savons désormais ce que nous sommes mais pas ce que nous ne sommes pas encore. »

Même rédacteur·ice :

Points de rupture

Mis en scène par Françoise Bloch
Écrit par Elena Doratiotto & COLLECTIF
Avec Elena Doratiotto, Jules Puibaraud, Aymeric Trionfo, Aloula Watel
Scénographie & costumes par Katrijn Baeten & Saskia Louwaard
Lumière par Jean-Jacques Deneumoustier
Direction technique, construction & régie plateau par Marc Defrise
Vu au théâtre des Martyrs le 10 janvier 2025

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