Vivre sa vie de Jean-Luc Godard
Scène culte (25)
Lisa Cogniaux évoque une de ses scènes favorites, située au milieu de Vivre sa vie de Jean-Luc Godard (1962). Un hommage explicite aux films de série B.
La scène du café prend place à la moitié de Vivre sa vie et prélude à sa fin. Elle condense également tous les éléments du film : une ambiance populaire ; une construction commentée d’une figure féminine passive ; une apparence d’insouciance sur un propos grave ; une musique qui semble intra-diégétique mais qui s’interrompt brusquement suivant les intérêts du montage plutôt que le réalisme de la scène. C’est dans ce café que Nana, l’héroïne du film, rencontre son futur proxénète. La scène se clôt un peu plus loin sur une fusillade prémonitoire…
Le scénario du film est un hommage explicite aux films de série B : Nana, une jeune fille qui a quitté son enfant et son mari pour lancer sa carrière d’actrice de cinéma, se prostitue occasionnellement pour subvenir à ses besoins.
Dans la scène, tout le montage tourne autour du visage de l’actrice Anna Karina filmé en gros plan. C’est son regard qui détermine le rythme des images et du son : lorsqu’elle nous regarde, la musique se lance. Elle baisse les yeux. Elle les relève, Ferrat commence à chanter. Elle esquisse un sourire. L’actrice est construite comme objet de l’attention et du désir, suivant à la lettre la théorie du male gaze élaborée par Laura Mulvey1 dans les années soixante. Anna Karina est montrée comme une figure féminine classique, à la fois mystérieuse et passive, représentée comme l’Autre2 . Nous suivons son regard, tracé en diagonale, comme si nous vivions la vie facile du café à travers son expérience. Pourtant, nous ne sommes pas Nana. Le prélude de la scène pose clairement les spectateurs de l’autre côté de la caméra. Nous sommes donc celui qui la regarde et qui essaie de comprendre ce qu’elle vit.
Sachant que le cinéma de Godard utilise souvent des citations de films de genre, cette figure féminine qui suit les codes traditionnels de manière explicite pourrait être un commentaire critique de la construction de la féminité dans le cinéma hollywoodien. À moins que ce ne soit simplement une déclaration d’amour à l’actrice, inconsciente des clichés dans lesquels elle l’enferme.
Qu’importe : Anna Karina regarde, baisse les yeux, regarde, sourit, plonge ses yeux en diagonale ; un militaire et son amie se regardent sans rien dire ; Jean Ferrat lui-même lance le juke-box ; l’amie de Nana et son futur proxénète jouent au flipper. Nana fume. La vie la plus simple du café, sur fond de chanson populaire, illustre son inadéquation au monde et pourtant elle sourit. Nous aussi.