Soft Leaves
Sensibilité muette

La réalisatrice belgo-japonaise Miwako Van Weyenberg signe Soft Leaves, un premier long-métrage tout en délicatesse qui manie l’art du non-dit pour suggérer le tourbillon d’émotions d’une jeune fille face aux épreuves de la vie.
Après une chute, Julien, papa de Yuna, 11 ans, se retrouve dans le coma, obligeant son ex-femme Aika, retournée au Japon après leur divorce il y a plus de 10 ans, à revenir en Belgique pour s’occuper d’elle. Accompagnée d’Otaka, sa fille de 6 ans, Aika s’immisce dans le quotidien de Yuna, qui préfère chercher le réconfort chez son grand frère Kai, lui-même rentré de son kot étudiant. La famille recomposée se retrouve ainsi sous le même toit, confrontée aux années d’absence, à l’éloignement, aux non-dits, aux ressentiments, et aux différences culturelles et langagières. Yuna et Kai tentent de retrouver leur japonais, Aika son flamand. À table, la scission se fait physiquement entre les membres de la famille, mais aussi par leurs ustensiles : des fourchettes d’un côté, des baguettes de l’autre ; des différences culturelles très pragmatiques qui symbolisent le fossé qui s’est creusé entre Aika et ses enfants, en particulier Kai qui ne lui a jamais vraiment pardonné d’être retournée dans son pays natal. Ces dynamiques familiales complexes se placent en toile de fond du film qui se concentre quasiment tout du long sur le personnage de Yuna et sa relation fusionnelle avec son père.
La caméra est centrée et focalisée sur Yuna, sur son visage, même lorsque l’action se situe derrière ou devant elle. C’est ce qu’elle entend, ce qu’elle voit, ce qu’elle perçoit, ce qu’elle ressent qui guide notre regard. Ou plutôt ce qu’elle ne ressent pas. Malgré le chamboulement familial qu’elle vit, Yuna reste de marbre, ce qui est d’ailleurs le cas lorsqu’elle assiste à la chute de son père. Une réaction psychologique assez commune chez les enfants qui vivent un choc émotionnel. Habitué·e aux cris et aux larmes à l’écran, le·la spectateur·ice peut se retrouver dérouté·e face à cette absence de réaction, le·la laissant dans une forme d’indifférence. Par mimétisme, nous absorbons et ressentons l’anesthésie émotionnelle de Yuna, comme si nos émotions étaient réprimées et que nous devions y faire face à la sortie de la salle, de la même manière que Yuna aura à faire face à ses traumatismes en grandissant.

En contraste avec l’effet cathartique qui caractérise souvent les arts narratifs, Soft Leaves propose une toute autre forme d’expérience cinématographique, davantage dans la retenue, autant pour les spectateur·ices que pour les acteur·ices. Lill Berteloot (Yuna), qui signe ici son premier rôle à l’écran, excelle dans ce jeu très réservé. Il en est de même pour Kaito Defoort, qui interprète son frère, et dont la scène de confrontation avec Aika m’a beaucoup touchée. Il parvient à exprimer ce qu’il a gardé pour lui durant toutes ces années, à partager sa frustration et sa tristesse, mais aussi à comprendre les raisons qui ont poussé sa mère à partir. Malgré le peu de dialogues et l’absence de musique (qui renforce encore davantage cette anesthésie émotionnelle), le film parvient, en se basant sur des problématiques familiales et des sentiments universels, à transmettre beaucoup et résonner en chacun·e. Les personnages finissent par se comprendre, par trouver un terrain d’entente, une conciliation parfaitement symbolisée par une autre scène de repas en famille. Cette fois, tout le monde mange avec les doigts et Okata s’installe à côté de sa demi-sœur Yuna, qui elle-même a fini par accepter cette étrangère dans son foyer familial.
Ces quelques touches d’espoir amènent de la tendresse au sein du drame que vit la famille, et surtout Yuna. Si son visage et son absence de parole ne laisse rien transparaître, ses actions en disent long sur son mal-être. Elle fugue à plusieurs reprises, cause un accident de voiture, se fait arrêter… Des actions extrêmes qui témoignent de son besoin d’attention dans l’épreuve qu’elle traverse. On ne peut s’empêcher de ressentir une forme d’impuissance en regardant ses appels à l’aide, sachant qu’on ne peut rien faire pour apaiser sa douleur si elle refuse d’en parler. À la sortie du film, on repart avec cette lourdeur, cette inquiétude, cet espoir qu’elle finira par s’exprimer, par affronter ses émotions, à l’image de son frère des années après le départ de leur mère.

Les thématiques du film prennent le pas sur les aspects stylistiques dans cette critique, un parti pris également adopté par la scénariste et réalisatrice Miwako Van Weyenberg. Pour ce premier film, elle fait l’impasse sur des choix stylistiques osés et privilégie des plans moyens simples, le plus souvent des plans poitrines sur Yuna. Favorisant la lumière naturelle, la palette de couleurs est plutôt neutre. Ce caractère réaliste de la réalisation s’accorde parfaitement avec celui de son propos : c’est un drame du quotidien et il n’a pas besoin d’artifice pour l’accentuer ou le dramatiser. Le travail sur les bruitages permet de pousser cette réalisation encore plus loin dans la perspective de Yuna. Par exemple, alors qu’elle est à l’hôpital après l’accident de son père, elle fixe l’autolaveuse intensément, dont le bruit devient de plus en plus assourdissant. Un processus réutilisé à plusieurs reprises pour faire transparaître la sur-stimulation de la jeune fille face à son environnement (comme le vent dans les arbres ou un avion qui vole au-dessus de sa tête). Ces sons parfois violents traduisent le trop-plein d’émotions que Yuna peine à éprouver et à gérer ; un trop-plein qu’on ne peut qu’imaginer puisque jamais extériorisé.
Avec Soft leaves, Miwako Van Weyenberg fait donc le pari de se focaliser sur la partie muette du choc émotionnel, inhibant par la même les émotions du spectateur·ice. Un pari réussi bien que déroutant.