critique &
création culturelle

Sous le volcan

Mouvances (énig)magmatiques

© Laetitia Bica

Avec Sous le volcan, Leslie Mannès nous plonge dans un chaos organisé montrant l’évolution de nos rituels. Dans une succession de tableaux dansés, la chorégraphe, artiste-partenaire du théâtre Varia, réalise une création envoûtante pour évoquer la puissance du « faire-ensemble ».

Dans un noir complet, des premières percussions se font entendre : un triangle, une cymbale, ce qui semble être un gobelet métallique, des tambours. Des silhouettes se dessinent ensuite à mesure que l’obscurité s’estompe. Sur un plateau couvert aux trois quarts d’un drap noir, dont quelques morceaux sont surélevés pour former de petites tentes triangulaires (comme des petits volcans), cinq danseur⸱euses se déplacent au gré des percussions sur un chemin blanc entourant ce tissu sombre. Leurs costumes, imaginés par Marie Artamonoff, éblouissent sur ce fond noir et blanc : des poils orange fluo, des languettes métalliques, de la fourrure blanche, des masques bestiaux… Couverts de la tête au pied, les interprètes sont dépouillés de leur aspect humain. Ces cinq créatures se trémoussent sur un son « tribal » et performent des mouvements inspirés de rituels primitifs : un oiseau qui effectue une danse de la séduction, un gorille qui se frappe la poitrine… Si quelques gestes peuvent faire sourire, l’atmosphère brute, baignée d’une lumière rougeâtre apporte surtout un sentiment de vivacité, d’exaltation.

© Hichem Dahes

D’un coup, tout s’écroule : les interprètes, les mini-volcans, la musique. Dans des mouvements ressemblant à de grandes inspirations, les danseur⸱euses ôtent leurs costumes, ne conservant que leur couvre-visage. Tous les vêtements sont déposés au milieu du tissu noir qu’iels replient pour les enfouir en son centre. La musique devient alors davantage électronique, un synthé se fait entendre tandis que les interprètes commencent à tournoyer à la manière d’une ronde de sorcier⸱ères autour de cette boule noire renfermant leurs précédents accoutrements. On a l’impression d’assister, complètement hypnotisé⸱es, à un rituel satanique, comme si les personnages s’étaient défait de leur côté bestial en pratiquant un sacrifice animal. Le tableau se clôt d’ailleurs par le retrait de leur masque, révélant enfin le visage humain des danseur⸱euses. Ces dernier⸱ères poussent cet amas de tissu hors du plateau, et en extraient cinq morceaux rectangulaires noirs. Cela crée un très beau contraste, la scène et les costumes étant désormais complètement blancs. Ce fragment de tissu devient l’accessoire principal des interprètes qui l’utilisent pour imiter les gestes d’un rituel domestique ancien : celui de la lessive à la main.

Dans une logique de boucles musicales et chorégraphiques, les mouvements sont toujours effectués par un⸱e ou deux danseur⸱euses avant d’être répétés par les autres et ainsi de suite. Un effet presque domino se met en place, mais aussi une progressive impression de collectivité où chacun⸱e s’accorde sur son⸱sa voisin⸱e. Les deux tableaux qui suivent poussent cette métaphore du lien : désormais sans aucun accessoire, les artistes dansent de plus en plus à l’unisson, s’accrochant parfois l’un⸱e et l’autre par le bras ou l’épaule. Iels nouent ensuite leur tissu-serviette à la taille pour en faire une longue jupe et se mettent à danser de manière plus sautillante, joyeuse, arborant maintenant toustes un grand sourire. Des mouvements qui rappellent les danses folkloriques du monde, et qui apportent une dose de légèreté dans une scène finale pleine d’espoir qui n’est pas sans rappeler l’énergie solaire du premier tableau, l’aspect primitif en moins. Le spectacle effectue ainsi une boucle évolutive, passant par des tableaux plus brutaux pour revenir à une forme de vitalité, d’allégresse. La lumière, conçue par Vincent Lemaître, appuie cette boucle, ramenant l'atmosphère rouge-orange du début pour le final, en contraste avec les couleurs bleues-mauves des tableaux intermédiaires.

© Hichem Dahes

La prouesse chorégraphique et physique est indéniable. On est ébloui par la performance, en particulier sur des boucles gestuelles et musicales si répétitives. On pourrait croire que cet aspect de réitération aurait un côté lassant, mais tout au contraire. Le jeu de (dé)synchronisation des interprètes est captivant, et est parfaitement accompagné par la création musicale de Solène Moulin qui parvient à mélanger et à faire évoluer des sons percussifs bruts vers des sonorités plus électroniques. J’y ai d’ailleurs vu un symbole de notre évolution technologique, de la même manière que la succession des rituels illustrés dans le spectacle montre nos métamorphoses, notre évolution vers une certaine homogénéité. Cet élément peut également être observé dans le changement des tenues : les artistes passent de costumes flamboyants et diversifiés à une combinaison blanche plus uniforme.

Si Leslie Mannès présente son spectacle comme une ode à la résilience et la force réparatrice de la communauté, j’y ai surtout ressenti une métaphore de la survie, parfois avec brutalité, mais aussi de la « désanimalisation » de l’humain⸱e, une volonté de se placer en dehors de la nature en s’écartant des rites et de nos aspects plus « animaliers ». La force du spectacle réside également dans cette place laissée à l’interprétation de sa forme. Mais peut-être aurais-je voulu que le dernier tableau, en plus de mettre brillamment en lumière l’énergie collective humaine, évoque un retour à des rituels autour de la nature, à ce besoin de reconnexion à la Terre, que nous avons complètement dépossédée de ses ressources et de ses êtres pour en obtenir le monopole. Mes pics éco-anxieux sont sans doute en cause ici.

© Hichem Dahes

La beauté des gestes collectifs et de la communauté de danseur⸱euses suffit tout de même à nous ensorceler et à nous (re)faire croire en la force d’un groupe. Du rite d’accouplement ou de protection typiquement animal au rite domestique, en passant par les danses et traditions folkloriques, Sous le volcan est une forme chorégraphique complète où danse, musique, costumes et lumières s’allient parfaitement pour offrir un objet artistique magnétique duquel chacun⸱e pourra tirer son interprétation.

Même rédacteur·ice :

Sous le volcan

de Leslie Mannès
Danseur·ses : Iris Brocchini, Gilles Fumba, Leslie Mannès, Amélie Marneffe en alternance avec Eugenia Lapadula, Marco Torrice
Création lumière : Vincent Lemaître
Composition musicale : Solène Moulin
Costumes design : Marie Artamonoff
Réalisation costumes : Marie Artamonoff et l'atelier costumes du Varia Fabienne Damiean, Lena Henry, Baptiste Alexandre, Isaline Vanlangendonck, Ludmila Krasnobai

Vu au théâtre Varia le 07 décembre 2024

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