Star Wars, épisode III : La Revanche des Sith
Quand l'épique vire au tragique
Autopsie philo-cinématographique #4
Passion, destin et démesure : Star Wars, épisode III : La Revanche des Sith (George Lucas, 2005) déconstruit 50 ans de space opera pour proposer une toute autre expérience. Le grand retour de la tragédie a lieu parmi les étoiles…
En 2025, Star Wars III fêtera son vingtième anniversaire. Qu’on l’adore ou qu’on l’abhorre, cette saga a façonné tout un pan de la pop culture. Véritable démiurge, George Lucas a tiré ses inspirations de sources diverses : Akira Kurosawa, Joseph Campbell, les westerns et les légendes arthuriennes, etc. Avec alors seulement deux films à son actif, Lucas a conçu sa propre mythologie. Son sens du cadrage et du merchandising l’aideront à concrétiser ce rêve ambitieux. Sa saga sera le relais entre l’ancienne vision de la science-fiction et un format grand public du genre. Le sixième opus, La Revanche des Sith, restera l’œuvre la plus aboutie de Lucas. Ses racines plongent dans les origines de l’art du spectacle pour irriguer le space opera d’une intensité tragique.
Il y a longtemps, dans des mythes lointains, très lointains…
Star Wars III opère, par sa structure, une rupture avec le reste de la saga. Pour saisir l’importance de ce tournant cinématographique, il faut revenir aux sources de ce succès planétaire. Original, l’objet filmique Star Wars n’en demeure pas moins traversé par un ouvrage célèbre outre-Atlantique : Le Héros aux mille-et-un visages (1949) de Joseph Campbell. Si de nos jours le marketing s’en est emparé pour faire du storytelling, il a d’abord été un véritable canevas dans l’élaboration de la première trilogie de Lucas. Le voyage initiatique du héros qu’expose Le Héros aux mille-et-un visages est un incontournable lorsqu’on se penche sur les récits fondateurs. Campbell y exposait les ressemblances structurelles des mythes à travers le concept de monomythe. Il dégage dix-sept étapes récurrentes entre les récits civilisationnels. Les plus connus sont l’appel de l’aventure, le refus de l’appel, l’initiation et le passage du seuil au retour, la lutte contre sa némésis, l’acquisition d’un pouvoir à la suite d’épreuves ou encore le retour dans le monde ordinaire.
Dès son premier Star Wars (Stars Wars, épisode IV : Un nouvel espoir, 1977), Lucas applique scrupuleusement le récit initiatique : Luke Skywalker devient le prototype cinématographique du jeune héros issu des mythes et légendes. C’est une réécriture moderne de Gilgamesh, Ulysse et Arthur, un personnage auquel le spectateur s’identifie. Sa quête lui est confiée par Obi-wan qui remplit la fonction du mystagogue. Il est à Luke ce que Mentor est à Télémaque, Merlin à Arthur ou Gandalf à Frodon : un maître qui ouvre l’initié à une réalité supérieure. Et si Luke refuse dans un premier temps « l’appel du héros », il se ravise suite au massacre de sa tante et de son oncle. Ce crime le poussera à entreprendre son voyage initiatique. Il y nouera des amitiés fortes pour l’épauler, découvrira une réalité parallèle (la force), des artefacts (sabre laser) et surmontera la perte de son mentor (Obi-Wan). Seule l’échelle du récit diffère fondamentalement des mythes anciens. Le labyrinthe dans lequel évolue notre héros est une galaxie, le minotaure qui le traque une étoile noire. Sa némésis, Dark Vador, est un chevalier noir juché sur son croiseur spatial. Et ce n’est qu’après avoir surmonté de multiples épreuves que le jeune héros vient transformer positivement le monde.
Plus qu’un film, Star Wars s’inscrit dans une tradition de récits mythiques aux codes universels : archétypes, dichotomie du bien et du mal, structure narrative similaire... Tous les mythes renvoient selon Campbell à un fond psychologique, celui des rêves. Jusque dans son titre, Star Wars convoque cette féérie associée à l’inconscient. Les sonorités de John Williams achèvent l’invitation au voyage.
L’origine de la seconde trilogie trouve ses racines dans le second opus, Star Wars, épisode V : L’Empire contre-attaque (1980). Souvent considéré comme le meilleur épisode, il se conclut sur un twist célèbre. Là encore, Lucas reprend un topos aussi vieux que la littérature, et conceptualisé par Aristote (Poétique, XI) : l’anagnorisis. C’est l’acte de la révélation d’un protagoniste dont l’identité demeurait cachée. On retrouve ce procédé dans l’Odyssée lorsque Ulysse est reconnu par son chien, Argos, puis par sa nourrice. Dans l’Electre de Sophocle, Oreste se révèle à sa sœur grâce à une mèche de cheveux. L’intrigue du Comte de Monte-Cristo repose également sur ce topos. À chaque fois, on assiste à l’épiphanie d’un personnage supposé mort. Dans L’Empire contre-attaque, c’est Dark Vador lui-même qui annonce à Luke être son père. Ici, Lucas rattache l’anagnorisis au monomythe de Campbell. Il illustre l’étape de « la réunion avec le père ». Le héros se confronte à la figure tyrannique de son géniteur qui agit comme un miroir de ses faiblesses à surmonter. L’anagnorisis de Dark Vador est l’une des plus emblématiques du répertoire cinématographique. Elle humanise cette icône du mal de la pop culture. Le succès de cette révélation pressera Lucas de raconter la genèse de ce grand vilain qui aura su se repentir dans un sursaut paternel.
« — Alors tu as accepté la vérité. (Dark Vador)
— Ce que j’ai accepté c’est qu’autrefois vous avez été Anakin Skywalker, mon père. (Luke)
— Ce nom ne signifie plus rien pour moi. (Dark Vador)
— C’est pourtant votre vrai nom, vous l’avez seulement oublié ! (Luke) »
(Star Wars, épisode VI : Le Retour du Jedi)
Anakin Skywalker : l’anti-héros épique
La construction cinématographique chez George Lucas passe essentiellement par la scénarisation. Bien que vaste, son univers n’est en rien complexe. En son centre, les jedis forment une caste d’élite. Ce sont des sages guerriers, à la croisée de l'Orient et de l'Occident. Sabre laser au poing, la figure du jedi est une resucée du samouraï. Le terme dérive de « Jidai-Geki », un genre emblématique du cinéma « médiéval » japonais. Dans un mélange entre honneur chevaleresque, bouddhisme et stoïcisme, le mantra des jedis est devenu culte : « Que la force soit avec toi. »
Le concept de force chez Lucas est un condensé des conceptions dichotomiques issues de l’histoire de la spiritualité. Le « côté lumineux » et le « côté obscur » se complètent tels le Yin et le Yang taoïste ou le dualisme zoroastrien. Et si, dans la trilogie originale, Lucas raconte la victoire du côté lumineux de la force, la prélogie dévoile les ficelles de son pendant ténébreux. Le côté obscur s’identifie aux passions violentes que sont la colère, l’orgueil et la crainte. Contre ces penchants, les jedis analysent leurs émotions afin d’atteindre une forme d’ataraxie. Une vie de méditation et de sobriété procure cette sérénité intérieure. Ces ascètes se retrouvent malgré eux confrontés à des conflits qui troublent la paix. Star Wars III nous immerge ainsi dans la « Guerre des clones ». Dès l’introduction, le film expose une bataille dantesque où les étoiles et les déflagrations se confondent. Cette ouverture bénéficie d’un des plus long plan séquence de la saga (1m15s). Au cœur de ce théâtre martial, nous suivons « l’élu de la prophétie », Anakin Skywalker.
Lucas construit le personnage d’Anakin en miroir inversé de son fils. Si Luke refusait initialement « l’appel du héros », son père l’accepte avec empressement. Intronisé dans l’ordre jedi contre l’avis de ses représentants, il en causera la ruine. C’est un émotif incapable de détachement. Toute la puissance dramatique de cet opus porte sur la chute d’un héros animé de bonnes intentions, mais qui finit par endosser le rôle du maléfique Dark Vador. En qualité d’élu, Anakin se sent le devoir de sauver ses amis. L’échec lui est intolérable – un rappel de la mort de sa mère – et la première grande séquence du film nous le fait comprendre. Alors qu’il veut venir en aide à deux pilotes en difficulté au détriment de sa mission, il est rappelé à son devoir par son maître.
L’altruisme d’Anakin est son moindre défaut. Se sentant exceptionnel parmi des êtres d’exception, il n’hésite pas à remettre en question les préceptes de son ordre. Il épouse la sénatrice Padmé, au mépris du code jedi qui lui intime le célibat. Forcé de vivre cette liaison dans le mensonge, le voilà l’objet de visions cauchemardesques lui prédisant la mort de sa femme enceinte. Ces rêves sont l’élément perturbateur qui annonce la tragédie. Dans ce répertoire, la révélation d’un oracle sert souvent de déclencheur à l’intrigue. C’est le cas d’Œdipe, auquel la Pythie prédit l’affreuse prophétie : tuer son père et épouser sa mère. Ignorant son statut d’enfant adopté, Œdipe fuit sa famille d’accueil et réalise l’oracle. Rien n’arrête le destin et c’est faire preuve d’hybris (démesure) que de s’y opposer. Les rêves prophétiques d’Anakin rejouent les oracles des augures. En réponse à ses visions, il embrasse, comme le héros tragique qu’il est, des passions aliénantes (espoir, crainte, colère et vanité). Sa tenue noire, contraste de la toge lumineuse de son maître Obi-Wan, est un indice de ces passions qui le consument lentement...
« Je ne veux pas te perdre comme j’ai perdu ma mère. » (Anakin)
« Twice the pride, double the fall »
Le grand enjeu de Star Wars III consiste à rattacher les wagons entre les deux trilogies. Dark Vador doit retrouver le masque qu’il a retiré à la fin de l'épisode VI. À cette fin, Lucas subvertit les codes de son space opera et fait glisser son épopée vers une atmosphère plus dramatique. Le Héros aux mille et un visages de Campbell tombe aux oubliettes. C’est à la lueur de la Poétique d’Aristote que nous saisissons pleinement ce qui fait le sel de La Revanche des Sith.
Bien avant Campbell, Aristote nous offrait la première théorie littéraire ; bien avant Le Héros aux mille et un visages, la Poétique servait de bréviaire aux grands dramaturges. Dans La Revanche des Sith, plus question d’appel du héros ou d’apprentissage transfigurateur. On filme la chute des anges. L’hybris (démesure), acte d’orgueil, est l’élément déclencheur de cette décadence. C’est au chapitre XIII de la Poétique qu’Aristote évoque l'erreur du héros sous le terme d’hamartia : l’erreur du héros. De ce manque de discernement découle la faute morale du héros. Auteur d’hamartia comme d’hybris, Anakin est une réitération d’Œdipe, d’Oreste, de Médée ou de tout autre héros tragique. Sa démesure est évoquée dès le début, lors de l’affrontement au sabre laser avec le comte Dooku. La VO gagne ici en profondeur :
« —My powers have doubled since the last time we met, Count. (Anakin)
—Good. Twice the pride, double the fall. (Dooku) »
Cette dernière tirade (« Deux fois plus de fierté décuple la chute ») exprime l’orgueil d’Anakin. Déjà excitée par Dooku, la fierté du jedi se voit ensuite gonflée par son « mentor » et figure paternelle, Palpatine. Le Chancelier suprême s’avère être le grand vilain de l’histoire. Il force le conseil jedi à accélérer la promotion d’Anakin au sein de l’ordre, tout en devinant secrètement le refus qu'entraîne une telle demande. De fait, le conseil lui dénie le rang de « maître » et lui ordonne même d’espionner Palpatine dont le pouvoir totalitaire inquiète. Cette séquence s’ouvre sur un plan dont la focale écrase les perspectives, laissant Anakin dos à la caméra et au centre de la chambre du conseil. On éprouve sa solitude. Se sentant déprécié, notre héros est montré en décalage avec l’univers dans lequel il évolue.
« — Fais appel à ton intuition Anakin, il se passe des choses anormales. (Obi-Wan)
— Vous attendez de moi que j’agisse en contradiction avec le code des jedis, contre la République, contre un mentor, un ami. C’est ça qui n’est pas normal. Pourquoi me demandez-vous tant ? (Anakin)
— Le conseil le demande. (Obi-wan) »
De ce conflit de valeurs naîtra un ressentiment palpable. Heyden Christensen (Anakin) nous gratifie de mines renfrognées et de regards tantôt lourds, tantôt hautains. La fierté blessée d’Anakin le jette alors dans les bras du machiavélique Palpatine, interprété par le shakespearien Ian McDiarmid. Sous une apparente sollicitude, le Chancelier suprême exploite cette faiblesse pour exacerber l’agacement d’Anakin.
« Je suis désespéré de constater que le conseil n’a pas l’air de prendre la mesure de tes talents. Sais-tu pourquoi il te refuse le titre de maître jedi ? » (Palpatine)
Palpatine joue habilement sur deux tableaux : l’orgueil d’Anakin et les peurs associées à sa passion amoureuse. D’une façon mystérieuse, il connait les prémonitions funestes du héros concernant Padmé. Lors de la séquence du théâtre, l’intrigant Palpatine pose les graines du basculement d’Anakin vers le côté obscur. Il profite du contexte pour orienter la discussion autour d’une tragédie. Cette scène est une véritable mise en abîme. Palpatine brise la règle du « show, don’t tell ». Il raconte à Anakin « la tragédie de Dark Plagueis », un seigneur Sith assassiné par son disciple alors qu’il venait de trouver un remède contre la mort. L’ambiance de la scène est pesante. Le dialogue des deux hommes se déroule dans un jeu d’ombre et de lumière, soulignant l’ambivalence des deux personnages qui finissent par se ressembler. À demi-mot, Palpatine révèle son appartenance au côté obscur. Son petit sourire en coin nous fait comprendre qu’il fut jadis ce disciple assassin. Cette tragédie sortie de nulle part est conçue comme un foreshadowing (une anticipation). Anakin cherchera par la suite à vaincre la mort aussi bien que son maître, Obi-Wan.
« Quiconque détient un pouvoir a peur de le perdre, ça vaut aussi pour les jedis. » (Palpatine)
Dilemme et fratricide
À travers le récit tragique de Dark Plagueis, Palpatine fait miroiter à Anakin la possibilité de sauver celle qu’il aime. Il place son jeune pupille face à un choix cornélien dès lors qu’il lui dévoile son identité maléfique. Déchiré entre l’amour pour sa femme et sa quête d’élimination des Sith, Anakin semble alors plus que jamais désorienté.
« Tu le sais, n’est-ce pas, si les jedis m’éliminent, il ne te restera aucun moyen de la sauver. » (Palpatine)
Cette injonction, ce dilemme cornélien auquel Anakin ne peut se soustraire, retentit à trois reprises durant le film. On peut notamment l’entendre résonner lorsque Anakin et Padmé se cherchent du regard dans le lointain, de part et d’autre de larges vitres. Moment suspendu, cette séquence – au centre du film – nous plonge dans le gouffre qui sépare les âmes sœurs. Pour renforcer l’effet dramatique, la scène se pare d’un coucher de soleil. Cette atmosphère crépusculaire augure le passage de notre héros du côté obscur. La musique s’accompagne d’un chant de pleureuses, ultime évocation du deuil qui se profile. Anakin fait alors le choix douloureux du devoir en dénonçant Palpatine à ses confrères jedis.
Vient alors la confrontation entre Palpatine et les jedis. Le maître Mace Windu vole la vedette à Anakin en appliquant un jugement expéditif pour le maléfique chancelier. Mais l’élu ne peut se résoudre à perdre l’unique espoir de contrer ses prémonitions oniriques. Il tranche en faveur de Palpatine qu’il sauve in extremis, trahissant ainsi les jedis. Il commet l’hamartia (l’erreur), la première d’une longue série. En s’opposant au destin, soit à la mort inéluctable de Padmé, Anakin s’enfonce dans l’hybris. Séduit par la promesse de sauver son âme sœur et plus encore de vaincre la mort, Anakin verse du côté obscur. Il scelle un pacte faustien avec Palpatine dans le sang de ses anciens alliés. Il ira jusqu’à tuer les novices jedis réfugiés dans la chambre du conseil. La scène s’ouvre sur un jeune apprenti qui l’appelle « Maître Skywalker ». L’évocation du titre tant convoité par Anakin, dans le lieu même où il lui avait été refusé, est le rappel du point de départ de sa rancœur. Il a définitivement tiré un trait sur ses anciennes ambitions. « L’élu » qui devait ramener l’équilibre dans la force finit ironiquement par le renverser. C’est le propre du héros tragique que de perturber par son hybris et son hamartia l’harmonie cosmique.
L’acte final montre la confrontation entre notre héros déchu et Obi-wan. Disciple contre maître, frère contre frère, le duel des deux amis vient clôturer la saga de Lucas. Ce combat au sabre laser est un moment d’anthologie dans l’univers Star Wars. Sublimée par les effets spéciaux, la chorégraphie nous fait vivre une danse martiale au-dessus d’un sol de lave. La composition musicale de John Williams (« Battle of the Heroes ») souffle des braises épiques. Dans un décor volcanique qui n’aurait pas à rougir face à l’enfer, on assiste à la descente d’Anakin vers le sien. Il bouillonne de rage. Les émotions violentes qui l’aveuglent s’expriment à l’image dans les geysers de lave en fusion. Ses cheveux ébouriffés et la lueur sauvage dans son regard rappellent même L’Ange Déchu de Cabanel. Et c’est bien ce qu’il est devenu. Le registre langagier d’Anakin exprime sa mégalomanie. Une phrase en particulier résonne tant elle semble tout droit sortie de la bouche du Christ (Mt 12 ; 30) : « Si tu n’es pas avec moi, alors tu es contre moi. » Obi-Wan aura raison de lui en titillant son orgueil :
« — Il n’y a rien à faire, je te domine. (Obi-wan)
— C’est mal connaître mes nouveaux pouvoirs. (Anakin)
— Ne prends pas ce risque ! (Obi-Wan) »
L’ultime hybris d’Anakin est bien de vouloir rejouer l’histoire de Dark Plagueis, vaincu par son disciple. Il en sera différemment cette fois. Ici pas de deus ex-machina qui pouvait conclure certaines tragédies antiques. La fin d’Anakin se veut symbolique. Tel Lucifer privé de ses ailes, Anakin perd bras et jambes. Son visage calciné reflète la haine qui le consume de l’intérieur. Son enfer sera à jamais rivé à sa peau meurtrie sous la forme d’une armure oxygénée. Dark Vador est né, sa tragédie boucle la saga de George Lucas.
La catharsis tragique
Émotion et réflexion sont des effets recherchés à travers l’art dramatique. Plus qu’un simple divertissement esthétique, la tragédie aurait, selon Aristote, des vertus pédagogiques. Elle rendrait l’Homme meilleur par le pouvoir de la catharsis (purification). Et Star Wars III n’échappe pas à la règle.
Comme dans toute fiction, la tragédie nous fait vivre par procuration les aventures d’un protagoniste, à ceci près qu’elle nous questionne sur son action et plus encore sur ses erreurs. La représentation des passions violentes du héros tragique (colère, vengeance, jalousie, etc.) et de ses conséquences sous la forme d’une punition tant pour lui-même que pour ses proches opèrent une catharsis. Le spectateur est dissuadé de reproduire les erreurs (hamartia) du héros tragique. Pour rendre l’expérience opérante, le spectateur doit éprouver deux affects : la crainte et la pitié. La première intervient à la vue des choix désastreux du héros tragique, la seconde à la punition édifiante qui l’attend au tournant.
Si on peut reprocher à Star Wars III un enchaînement forcé des péripéties ainsi que des dialogues artificiels, l’ensemble produit néanmoins une catharsis. Aussi, le basculement d’Anakin vers le côté obscur suscite-t-il en nous la terreur. Dans un regard caméra, ses yeux gorgés de haine et de détresse nous saisissent d’effroi. En brisant de la sorte le quatrième mur, Anakin nous interroge directement sur la moralité de son action. La peur de perdre ce(ux) qu’on aime justifie-t-elle une telle déliquescence ? La réponse sera sans appel. La pitié nous saisit au spectacle atroce de sa fin.
La réussite d’une catharsis implique une sincère sympathie pour le héros tragique. Ce doit être, selon Aristote, un personnage appréciable dont l’erreur cause la ruine. Attachant par sa sensiblerie, Anakin est aussi montré par moment comme impulsif et inconséquent. Dès le début du film, son attitude de sauveur – il refuse d’abandonner Obi-Wan à son sort – contraste avec la violence qu’il peine à réprimer. De fait, il exécute froidement le comte Dooku à sa merci, dans un esprit de revanche excité par Palpatine. Cette fragilité le rend proche de nous.
Pour amplifier la catharsis tragique, une anagnorisis conclut l’intrigue. L’identité du bourreau de Padmé nous est révélée en la personne de son sauveur. Ne supportant pas l’idée qu’elle pourrait le trahir, Anakin étrangle mortellement la femme enceinte dans un geste de colère irrationnel. Le nœud de la tragédie repose ici sur l’ironie du sort. L’entêtement d’Anakin à vouloir vaincre la mort mène au décès qu’il voulait empêcher. S’opposer au destin, c’est encore le réaliser. Tel Œdipe dans la pièce Œdipe roi, Anakin accomplit son triste sort. Mais tandis qu’Œdipe se crève les yeux après avoir compris son erreur, Anakin persévère dans ses excès. Il attribue à Obi-wan, dans une inversion accusatoire, ses propres dérives morales.
« — Vous l’avez dressée contre moi. (Anakin)
— Si elle est contre toi, c’est parce que TU l’as voulu. (Obi-wan)
— Vous ne me l’enlèverez-pas ! (Anakin)
— Ta colère et ta soif de pouvoir s’en sont déjà chargé. (Obi-Wan) »
Obi-wan sera la némésis d’Anakin, le juste châtiment de ses fautes d’orgueil. La dernière leçon qu’il donne à son élève est d’accepter la finitude des choses, la disparition des êtres chers. L’orgueil d’Anakin, alimenté par son entourage, l’aura aveuglé au point de vouloir tout contrôler. La peur de la perte et la corruption du pouvoir provoque sa chute. Au bout du compte, il n’aura pas su protéger ses proches de lui-même.
Le film s’achève avec l’adoption de Luke par son oncle et sa tante sur la planète désertique Tatoone. Lucas cadre son dernier plan sur ce jeune couple de fermiers. Luke grandira loin de la noblesse shakespearienne des jedis, mais goûtera à une dignité plus grande, celle du bonheur familial. Devenu Dark Vador, Anakin en est à jamais privé. L’image nostalgique du double couché de soleil rend hommage au premier volet de la saga. Elle clôt la fresque merveilleuse de G. Lucas. Les sonorités qui couvrent ce moment semblent surgir d’un lointain passé. Les accords magiques nous laissent là où la saga avait débuté, 29 ans auparavant, sur une image poétique et pleine d’espoir.