Avec Tè Mawon , Michael Roch nous embarque dans les hauteurs et les profondeurs d’une société caribéenne futuriste, où la langue française s’influence, où les gens d’ anwo comme d’ anba s’incarnent, verbalement.
Dans un monde où les sécheresses brûlent le sud de l’Asie, où l’extrême droite empoisonne l’Europe et où les pandémies sévissent aux Canétatsunis, Lanvil, mégalopole caribéenne, terre d’accueil des migrants, s’élève de plus en plus et vibre de techno-modernité. Une façade d’écrans enjôleurs, qui voilent cependant une société stratifiée, dont les bas-fonds grondent. Tè Mawon est l’histoire d’une insurrection, celle des gens d’ anba , qui veulent renverser ceux d’ anwo, pour retrouver la terre de leurs ancêtres, le Tout-Monde1 .
Créateur de la chaîne youtube « La Brigade du livre » , Michael Roch publie depuis quelques années nouvelles et romans, dont le remarqué Moi, Peter Pan (sélectionné au grand prix de l'Imaginaire 2018). S'inscrivant dans une mouvance afrofuturiste caribbéenne, il offre ici un roman choral qui alterne les points de vue de quatre personnages, dont les liens se découvrent au fil de la lecture : Joe, Pat, Ézie et Lonia. Une galerie qui s’étoffe d’autres petites et grandes gens ayant leur rôle à jouer dans ce périple intense de trois jours et trois nuits au cœur de Lanvil. Roman choral, mais surtout polyphonique. Chaque point de vue a en effet son propre style, son langage, allant du ton plus formel de Ezie, traductrice pour une corpolitique 2 , à Joe et son français argotique d’immigré en provenance de Marseille.
Il est impossible de nous comprendre sans nous parler, sans nous traduire et sans laisser à la langue de l’autre l’espace qui lui est nécessaire pour exister. Ce qui nous aliène, c’est la dépossession d’une langue au profit d’une autre. Car elle déforme le corps, elle le contraint dans un système qui ne correspond pas à sa pensée.
Michael Roch propose un travail de la langue qui décloisonne le français, le libère dans ses variétés et ses possibles. Ce n’est pas un texte qui se colore simplement par moment de créole, par moment d’argot, c’est un texte qui repossède ses langues pour s’inventer son propre biais d’expression. Patson, par exemple, utilise le kréyol tout comme il crée son vocabulaire : bouden pour ventre , tetral pour tête, et cetera.
Des moun captivés par la télé babilòn râlent et me poussent konsidéré le plus sale des clochards. Je me fonds dans la foule qui piétine tout lajounen sur ses pattes autobuildées. Des démouné qui promènent leur misère comme un chien en laisse, une misère blessée et abaissée.
Tè mawon , malgré toute sa justesse et la beauté de son propos, n’en demeure pas moins un roman exigeant. Travailler la langue, l’ouvrir, l’hybrider, cela peut mener à perdre les lecteurices en cours de route. La compréhension du texte, et par conséquent de l’histoire, demande une attention de chaque instant, car l’œil habitué à glisser sur les mots et à les saisir instantanément se heurtera ici à différents néologismes, à des graphies créoles, à du françé fonétik .
Au-delà du style, Tè Mawon possède un rythme haletant, enchainant des chapitres/points de vue plus ou moins courts en fonction de l’intensité des moments de l’histoire, tout en sachant ralentir son tempo, laisser respirer ses dialogues et ses moments de fulgurances davantage poétiques. Le roman fait un peu plus de 200 pages et parvient à garder concis son discours sous-jacent sur la technologie, la langue et le Tout-Monde, pour ne pas noyer son récit.
Patson a braqué à gauche pour éviter une vago. J’ai ramassé mon cul au fond du siège passager. On traçait beaucoup trop vite. L’ubè a fait un bond entre les bandes de lévitation et on s’est retrouvés sur la voie, près de la séparation centrale. Les panneaux se sont mis à nous parler à base d’émojis rouges qui clignotaient tout partout, juste pour nous dire de nous arrêter.
Le livre s’inscrit dans la lignée des récits science-fictionnels qui critiquent la technologie. Toutefois, techno-prudent plutôt que techno-réac, le roman nuance sa vision du transhumanisme et du tout-écran ; les personnages, empêtrés dans leur univers, font avec, et les aspirations dialoguent, moins qu’elles ne s’opposent. Au sortir du dernier paragraphe, nulle morale prémâchée n’est plaquée aux lecteurices ; il est parfois plus intéressant de poser et reposer des questions, plutôt que d’y répondre définitivement, une fois pour toutes.
Cette vwé+ me fatigue de plus en plus. Plus je me tiens éloigné, plus ma relation avec le monde s’en voit assainie. Paradoxal, hein ? Voudriez-vous vous déconnecter cinq minutes le temps de finir cette discussion.
Avec Tè Mawon , Michael Roch parvient à bousculer le français dans sa fausse sacralité, pour mieux faire resurgir sa force, c’est-à-dire cette vivacité dont sont dotées toutes les langues, ce point de frontière multiculturel et franchissable qui les mélange, les fait mouvoir, évoluer, vivre. Un langage au service d’une pluralité des voix ; différents regards posés, peut-être, sur notre futur techno-monde désancré, dénaturé, qui cherchera toujours à se dire.