Un autre cœur de Nora Sandor
Juliette et Juliette (et Juliette)

Dans son second roman, Un autre cœur, publié aux éditions Gallimard, Nora Sandor revisite Roméo et Juliette en nous offrant une puissante réécriture en poupées russes, teintée d’une poésie à la beauté trouble.
« Si l’histoire n’était pas tragique, elle perdait tout son intérêt. » L’actrice Lola K prononce ces mots dans la fleur de la jeunesse, l’été du tournage du film Juliette, adaptation de la célèbre pièce shakespearienne. Dans cette version réactualisée par sa productrice Susan Summers, Juliette décide de vivre malgré la mort de Roméo. « Cependant, Lola K, dans sa robe blanche, prétendant être morte, n’était pas d’accord. […] Ne pas mourir ne rendait pas [Juliette] plus libre, mais plus lâche, infidèle à l’idéal de l’amour. »
L’avis de Lola K sera royalement ignoré. L’adolescente à l’avenir prometteur détestera le film. Elle souffrira de l’image d’elle-même qu’elle incarnera à l’écran : « [...] malgré les critiques élogieuses, elle savait qu’elle était une Juliette ratée, déformée, qui ne correspondait en rien à ce qu’elle s’était imaginée. » La manière dont elle se sent difforme, dissonante, fausse, lui sera insupportable ; elle qui pourtant désirait tellement jouer vrai.
Elle ne deviendra jamais une star du cinéma. Peut-être, comme les héros de Shakespeare, par carence d’une bonne étoile ; comme le héros de Kafka, par injustice qui le dépasse. Peut-être par choix personnel de se tourner vers les étoiles de mer, que Lola K associe à des signes de bon augure quand elle en aperçoit au fond de l’eau. Peut-être un mélange imprécis des deux, qui dépasserait la logique de non-contradiction. Le roman entier semble vouloir caresser le flou de l’hybridité, de l’entre-deux, de l’ambivalence. Dans tous les cas, Lola K s’installera à la Côte d’Azur qui l’accueillera dans ses bras d’eau à la douceur salée, pour la bercer d’une paisible amertume, pour la consoler de la « frayeur diffuse » d’avoir « échappé de justesse au destin qui lui était promis ».
« […] et elle n’avait pas eu peur de nager dans l’obscurité. À ce moment-là, Lola K avait oublié la montée des marches, le tapis rouge, la conférence de presse lors de laquelle elle avait bégayé, ne trouvant pas ses mots, ou redoutant de ne plus savoir vraiment parler, à cause du parterre de journalistes, des photos qui étaient prises sans relâche. Il y avait la mer, s’était dit Lola K, l’eau éclairée par la lune, et elle avait compris soudain que c’était suffisant. »
Ainsi, Juliette vit (au sens propre, mais dans la fiction) et Lola K meurt (au sens figuré, mais dans la réalité), elle qui avait lancé à son agent : « Il faut que tu le comprennes, j’ai besoin de jouer ou je meurs. » Ou peut-être que Lola K s’est simplement figée dans l’espace-temps, telle une Belle au bois dormant. Enveloppée dans une solitude volontaire qui la protège d’un regard extérieur qui « corromp[t] tout ce à quoi elle tenait (la mer, la lumière) » et « les vide de leur substance ». Réveillée par l’arrivée non pas du prince charmant, mais de la jeune actrice Kate Sand, le double de Lola K à bien des égards – dont certains ne sont dévoilés qu’à la toute fin du récit.
Les échos entre les deux femmes (les trois, si on compte le personnage de Juliette) ; les mises en abîme en cascade ; les jeux de confusions explicites entre les différents niveaux métafictionnels sont maniés avec une délicatesse poétique d’une puissante finesse. L’esthétique, comme les thématiques, s’apparente au queer : l’étrange plane, symbolisé par les marques laissées par le poulpe sur les protagonistes après leurs nages dans la mer. Lola K, bisexuelle et « binationale », deviendra bi-espèce le jour de la sortie du remake de son film Juliette, lorsqu’un deuxième cœur, jeune, régénéré, apparaît dans sa poitrine, effet secondaire de l’étreinte du poulpe (symbolique ? réel ? les deux ? cette question est-elle pertinente ?).
Un autre cœur parvient à saisir des fragments de liens invisibles entre le conscient et l’inconscient, entre la logique et la métaphore. La fiction y reflète la réalité, et vice versa, comme deux miroirs liquides, qui s’effleurent par vagues. Les vagues de la mer. Les vagues de l’idéal pour lequel Lola K aurait voulu que Juliette meurt. « Car Juliette ne comparait-elle pas l’amour à la mer et ce que Lola K. savait de l’amour, ne le devait-elle pas à son tour à la mer ? »