Un homme à la mer , le second long métrage de Géraldine Doignon, sort aujourd’hui. Parce qu’elle savait que ça te ferait plaisir, Siham Najmi a retranscrit pour l’occasion sa rencontre avec elle et Yoann Blanc.
Et un homme à la mer
Allez ! Dis la nous ta prière
Et allons plus loin mon frère
Dis, c’est quand qu’on revient ?
Tous les équipages
Fini le voyage…
Morts d’insomnie
Dans la nuit de garde
Si jamais je m’égare
Mon amour, mon amie
Il y avait la chanson de Raphaël (ci-dessus) et, des siècles avant, les cris stridents des marins, lorsqu’un des leurs valsait par-dessus bord. Il y a maintenant le deuxième long métrage de Géraldine Doignon, Un Homme à la mer , sur lequel flottent souverainement Yoann Blanc et Jo Deseure.
Le point de départ, la jeune cinéaste belge le voulait extraordinaire. C’est réussi. Une femme de 65 ans fugue. Derrière elle, abasourdis, son mari, son fils, sa fille. À côté de la fille, et à côté de la plaque, Mathieu. Alors, il plaque tout lui aussi, soudain fasciné par belle-maman. Une femme disparaît et c’est un monde qui s’ouvre pour l’homme sans calamité, sans joie, sans rien en fait. Biologiste amorphe scotché à son microscope et vissé à ses mollusques maritimes, quasi-quadra éteint collé à une danseuse de copine, elle-même accrochée à une carrière qui s’étiole, et avec qui il ne partage plus grand-chose. On n’en sait pas vraiment plus des personnages. On apprendra plus tard que Mathieu aimait la mer quand il était gosse et que ses parents lui ont offert un aquarium pour qu’il « arrête de faire chier ». On aime bien entendre Yoann Blanc persifler « chier » entre ses lèvres pincées. On aime beaucoup l’entendre dire « formidable » aussi, en interview.
Après De leur vivant (2012), son premier long métrage, Géraldine Doignon revient avec une histoire tout aussi existentielle, attachée à la vie, à ses choix, à ses basculements. Ces aléas du temps, elle les ausculte sur ses comédiens crevant l’écran, si près, si près, au microscope elle aussi, à regarder son ectoplasme se débattre dans le vide qui se remplit soudain d’essentiel, de Christine, de toutes ces filles fortes qu’il croise. La réalisatrice retrouve Christian Crahay et Yoann Blanc, assaisonnés de Jo Deseure et Bérengère Bodin. Entre-temps, La Trêve est passée par là et Yoann Blanc est à présent connu du petit écran. Ce qui ne l’empêche pas de faire encore la planche.
Yoann Blanc : J’adore le théâtre et je continuerai à en faire tant qu’on m’en proposera. J’ai fait des pièces depuis La Trêve . L’année prochaine, j’en joue deux autres. Après, c’est une autre organisation. C’est très différent. Je trouverais formidable d’arriver à faire les deux.
J’ai vu que vous aviez fait l’INSAS. Vous avez eu une formation de comédien en lien avec le cinéma ?
YB : Pas du tout. Je n’ai jamais appris à jouer devant une caméra. À l’époque où j’étais à l’INSAS, la politique pédagogique était de ne pas mélanger les sections cinéma et les sections interprétation dramatique. C’était une volonté palpable pour des bonnes et des mauvaises raisons. C’est beaucoup moins le cas aujourd’hui. Je pense qu’ils se mélangent plus, même les acteurs ont des formations de jeu devant la caméra, ce que nous on n’avait pas du tout à mon époque, c’est-à-dire en 1862 (RIRES). On n’avait pas inventé encore la caméra, donc forcément il n’y avait pas ce genre de cours, ce qui n’était pas le cas à l’IAD….
Géraldine Doignon : Nous [Géraldine Doignon a fait l’IAD] on devait faire des exercices avec les comédiens en troisième année…
YB : Nous on l’a fait mais pour court-circuiter l’école, c’était très mal vu. Les gens de théâtre ne voulaient pas qu’on perde notre temps à faire ce genre de chose et les gens de cinéma préféraient que leurs élèves se bougent pour aller chercher des gens expérimentés à l’extérieur. En fait ça partait de l’idée qu’« additionner les incompétences, ce n’est jamais bon »… Après, en tant que réalisateur et acteur, je trouve ça formidable de travailler ensemble quand t’es en formation, parce que c’est ce qui construit les liens. Et puis, c’est formidable de travailler avec des gens qui ont de l’expérience et pour des réalisateurs ou des metteurs en scène d’être confrontés à des acteurs plus expérimentés qu’eux.
GD : Du coup, la première expérience cinématographique de Yoann, c’est avec moi !
YB : Le premier long métrage que j’ai tourné avec un vrai rôle c’est en effet De leur vivant . Juste avant j’avais fait quelques courts métrages, dont un avec Romain Graf…
Que vous avez coécrit…
YB : Oui, que j’ai coécrit… mais c’est vrai que le premier grand rôle que j’ai eu, c’était avec Géraldine.
Et vous l’avez découvert au théâtre ?
GD : Oui, je dis souvent que je n’aime pas du tout faire passer des castings. Je trouve ça très dur, d’être dans l’immédiateté et dans le stress. J’imagine que pour les comédiens ça ne doit pas être très agréable non plus. Et donc j’essaie, dans la mesure du possible, de les voir avant, de déjà choisir les personnes avec lesquelles j’aimerais travailler. Pour De leur vivant , j’avais envie de travailler avec des gens proches de moi, de les avoir sous la main et de faire l’expérience ensemble. J’ai pensé à Yoann, je l’avais déjà vu au théâtre, je lui avais déjà donné un tout petit rôle dans un court métrage…
YB : Ah oui, j’ouvrais une porte !
GD : Voilà ! En tout cas, j’avais l’envie de travailler avec lui. Les acteurs j’écris pour eux et puis je croise les doigts pour qu’ils puissent jouer dedans.
C’était donc le cas pour De leur vivant . Et pour Un Homme à la mer ?
GD : Alors, pour Un Homme à la mer , c’était plus compliqué parce que c’était en partie soutenu par la Communauté française, qu’à un moment il y a eu tout un montage financier difficile et on est passés à un casting international avec surtout des comédiens français, pas ceux du films. Puis, j’ai dit aux producteurs « vous savez quoi ? Moi j’ai plein de comédiens super sous la main »
Jo Deseure, vous l’aviez aussi vue au théâtre, je pense. Et les autres acteurs ?
GD : Christian Crahay, oui, je le connais depuis longtemps. Bérengère Bodin, je ne la connaissais pas. Je cherchais une danseuse mais toi [elle se tourne vers Yoann Blanc], tu la connaissais. Je suis allée la voir danser. Elle fait quand même partie d’une grande compagnie belge. Elle avait l’habitude de la scène, puisqu’elle est ultra douée en danse, mais elle n’avait jamais joué. Ça c’était un pari. En même temps, on s’est rencontrées, elle a lu le scénario et elle avait très envie de le faire. C’était une très belle rencontre. Et les autres comédiennes, ce sont des françaises. En fait, il y a très peu de rôles.
C’est-à-dire que c’est vraiment axé sur les deux premiers rôles.
GD : Oui, moi je voulais vraiment faire l’histoire d’une amitié particulière entre ces deux personnes-là.
Et elle est vraiment particulière… J’ai lu quelque part que vous aimiez interroger les limites et les interdits et ici, c’est malin, parce qu’on ne peut pas vous accuser de vouloir absoudre des relations qui pourraient choquer et en même temps, vous montrez une relation très dense entre un homme et sa belle-mère de 65 ans. À chaque fois, on reste sur le fil. Vous jouez vraiment avec ça et avec les nerfs du spectateur.
GD : Tout à fait. Je pense que dans cette relation, il y a une part de séduction. Ils se réveillent tous les deux aussi, donc il y a une part de désir. C’est pas le but en soi, ils ne sont pas là pour ça mais ça fait partie de l’alchimie de leur relation. Et avec l’adolescente c’est pareil, il y a aussi ce côté séduction, attraction, mais tout ça fait partie de ce réveil.
Et à chaque fois ça part de l’interdit père/fille ou mère/fille, d’autant plus que l’adolescente ressemble vraiment à votre fille dans La Trêve [je parle à Yoann Blanc, là].
YB : Dans Un Homme à la mer , il n’est pas père. Autant dans La Trêve , le fait qu’il soit père a une influence énorme sur les événements, autant ici je pense que s’il était père ce ne serait pas du tout le même personnage. Je pense que du fait de cette interrogation-là, du fait de cette alchimie, il y a un peu de désir qui vient se mettre. Je crois que c’est un garçon qui se réveille tard. Il a bientôt 40 ans, il a une vie comme s’il était encore chez papa et maman. Il ne s’assume pas comme homme. Il y a quelque chose de ça. Et du coup, la relation avec sa belle-mère et avec l’adolescente croisée, c’est comme s’il n’était pas sûr de l’âge qu’il a, comme s’il testait un peu le truc. En tout cas, il s’interroge là-dessus.
Évidemment, comme il est présenté comme quelqu’un de très détaché… il n’a pas de désir ce type, en fait, même avec l’adolescente… C’est comme si c’était une bûche emportée par le courant et puis il percute sa belle-mère et là il se passe quelque chose.
GD : En fait, au départ, il n’agit pas. Il est coupé, absent de sa propre vie et ce sont les autres personnages, la belle-mère qu’il connaît depuis des années mais sans vraiment la connaître ou cette adolescente qu’il rencontre sur le chemin, ces femmes qui le poussent à réagir et à se chercher, jusqu’à ce qu’il puisse admettre qu’il ne sait pas du tout vers où il va et ce qu’il va trouver en lui. Cette rencontre, cette amitié avec sa belle-mère vont lui rappeler qu’il y a quinze ans il avait une vocation, qu’il s’est un peu enfermé, endormi et cette rencontre est vraiment la pierre d’achoppement.
Il ne fait que des rencontres fuyantes, dans le sens que les deux femmes qu’il rencontre d’âge totalement différent, fuient toutes les deux. C’est un peu la fuite déclinée à toutes les sauces. Vous décrivez trois générations de fugueurs, chacun à sa manière.
GD : Oui, alors pour moi c’était hyper important d’avoir pour point de départ la fugue d’une femme de 65 ans, quelque chose d’extraordinaire. Mais c’était très important qu’il y a ait en réponse à ça une fugue adolescente parce qu’évidemment c’est à l’adolescence qu’on fuit et qu’on essaie de se couper de ses parents. Il me fallait cet écho entre une femme de 65 ans et cette ado. Et lui est entre les deux.
YB : Après, cette histoire de tabou, c’est aussi peut-être parce que comme c’est une histoire d’errance, les codes de la société sont moins présents.
GD : Oui, tu es en dehors.
YB : Tu as moins de réserve.
GD : Ça fait partie du voyage aussi.
Et puis, on les suit tellement dans l’errance que beaucoup de choses auraient été permises en termes narratifs.
GD : Ça aurait pu. Mais ce n’est pas le même message alors. Et moi je trouvais ça intéressant de flirter avec ça.
Par contre, il revient, il se passe quelque chose avec sa copine et puis on comprend qu’il repart ?
GD : Oui alors là je laisse la place au spectateur. Je trouvais ça important qu’il y ait des retrouvailles avec sa copine, un genre de résolution, parce qu’elle aussi a fait un trajet depuis son absence, qu’on devine et qu’on sent. Je trouvais ça beau qu’il n’y ait pas de reproche. Il y a quelque chose qui se passe de l’ordre de la tendresse, de la compréhension. Pour la suite, tout est possible. Il y a des gens qui pensent qu’ils restent ensemble. D’autre pas…
YB : Sur le tournage, on avait des paris et des débats pour savoir s’ils se remettraient ou pas. Du coup, l’équipe du film était séparée en deux clans.
GD : Il en y a qui disaient même qu’ils faisaient l’amour pour la dernière fois.
Moi aussi c’est ce que j’ai pensé mais c’était très beau. La scène en soi était très bien exécutée, derrière cette vitre embuée, où on devine plus qu’on ne voit… et ça renvoyait étrangement à la scène de danse du début avec ces deux corps qui s’emmêlent sans qu’on ne voie rien et merci pour ça. Votre cinéma a l’air d’être un cinéma de non-dit. Il y a très peu de dialogue. On est beaucoup dans le situationnisme et le comportement des personnages. Cela doit être difficile à tourner et pour le réalisateur, et pour l’acteur. D’un côté, vous avez des scènes silencieuses et très elliptiques, de l’autre une caméra qui vous scrute dans une image très physique. Est-ce que vous vous en êtes rendu compte quand vous jouiez ?
YB : J’avais Colin [NDLR : Colin Lévêque est le chef op’] sur le dos tout le temps. Il y avait un truc avec Colin, physiquement il était très doué, du coup il se mettait dans mes propres pas, dans les mêmes rythmes. Au bout d’un moment, on était en binôme et lui sentait très très fort mes mouvements et moi je sentais très très fort les siens. On a fait une petite danse pendant un mois, un mois et demi.
GD : On a beaucoup travaillé les mouvements et peu les dialogues. Moi dans ma mise en scène, le plus important c’était d’être dans la subjectivité de Mathieu, d’être tout le temps avec lui et d’utiliser tous les moyens du cinéma pour essayer d’exprimer ses émotions, dans le regard, dans une musique, un élément de décor, un reflet dans l’eau. Je me rappelle avoir vu des films de Kieslowki avec pas un mot. J’ai essayé d’aller vers ça. Maintenant, on a encore coupé au montage, on est allés vers plus d’épure, d’ellipses. Tout était déjà pensé au moment du scénario. Mais il restait ouvert pour le tournage. C’était un tournage très proche des comédiens. J’aime bien laisser beaucoup de liberté aux comédiens. Je ne suis pas du tout attachée aux mots, bien plus à la liberté de jeu et d’espace. J’aime bien cette idée de chorégraphie qu’on fait tous ensemble. On n’est pas dans la distance.
Il y a beaucoup de très gros plans, où vous scrutez particulièrement le visage. Mais alors pour l’un comme pour l’autre. Parce que Jo Deseure, vous la scrutez aussi de très près.
GD : C’est normal, parce qu’on est dans le regard de Mathieu…
Est-ce qu’il y avait une envie forte de montrer une femme d’un certain âge, encore séduisante ?
GD : Évidemment, et je crois que Jo l’a très bien compris. Elle a joué avec ça. Elle apporté son énergie, sa candeur.
YB : Et en même temps, elle est super belle.
C’est vrai qu’elle est super belle, Jo Deseure, dans ce film, sublimée par la subjectivité du point de vue choisi par la réalisatrice. Il faut aller voir cette caméra qui lui caresse la peau. Et Yoann Blanc parler poisson migrant.
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