Moïra de Julien Green
Un livre un extrait (16)
Un livre, un extrait, un commentaire. Karoo vous propose un autre regard sur les livres ! Aujourd’hui Moïra de Julien Green.
« Assieds-toi », fit David en lui prenant la main pour le guider vers un siège.
Mais Joseph se dégagea.
« Non. J’aime mieux rester debout. Écoute-moi. »
Il laissa passer un instant puis murmura :
« Je suis perdu, David. »
Ces paroles tombèrent dans un profond silence.
« Tu as entendu ce que je viens de te dire ? demanda Joseph.
- Oui, fit la voix calme de David dans l’obscurité.
Je suppose que tu parles du salut de ton âme.
- Naturellement.
- Alors il n’y a que Dieu qui sache si tu es perdu.
- Je sais ce que je dis. Je suis perdu. Cette nuit, tout à l’heure, j’en ai eu la certitude. Tu ne te doutes pas de tout ce qu’il y a en moi de mauvais, d’impur. Je ne le savais pas moi-même. Il y a quinze jours, je ne le savais pas. Cela m’est venu tout d’un coup. Ç’a été comme une révélation, et j’ai eu peur. Oui, je me croyais juste et droit devant Dieu, comme… comme toi, mais ce n’est pas vrai. Si tu pouvais connaître les pensées qui me traversent l’esprit quelquefois, tu ne me parlerais plus. Je t’ai menti…
- Tais-toi, fit David. Depuis une minute, tu parles comme un fou.
- Laisse-moi finir. Si j’étais sauvé, je vivrais autrement, alors que mes actes me prouvent que je suis perdu. Cette nuit, j’ai agi comme un réprouvé.
- Je ne veux pas savoir ce que tu as fait, interrompit David.
- Tu m’entendras malgré tout. Je m’étais juré de ne pas me coucher dans mon lit à cause d’une certaine pensée qui m’était venue en le regardant. C’était sur le plancher que je voulais dormir. Vois-tu, j’avais le pressentiment de ce qui se passerait. J’ai cédé. J’ai… »
Une gifle vint lui fermer la bouche. il recula, stupéfait.
« David ! s’écria-t-il.
- Il fallait que je te fasse taire », fit David.
Joseph est perdu. Il est enfermé dans sa tête. Cette tête qui mène un combat contre son corps. Emprisonné par sa religion protestante ; par son ami David. Joseph pense qu’il est impur, qu’il est mauvais. Pourquoi ? Parce qu’il a des pensées « anormales », « contre-nature », fait des gestes qui le mèneraient directement aux côtés de Satan. Joseph a tout juste 19 ans. Il se cherche tout en pensant qu’il sait déjà qui il est : dévoué à Dieu. Quand il entre à l’université, beaucoup de choses changent. Joseph veut être « pur », et veut étudier pour pouvoir lire la bible dans sa langue d’origine. Mais comment peut-il y parvenir alors qu’il a un tempérament de feu, alors qu’il ne passe jamais inaperçu à cause de sa chevelure rousse qu’il déteste profondément ? D’ailleurs, ce n’est pas la seule chose qu’il déteste. Il ne supporte pas l’idée qu’il ait un corps : ça le ramène à sa sensualité, sa sexualité, qu’il profane et rejette constamment, car sa place n’est pas du côté des pervertis, des « fornicateurs », comme il le dirait. Tout rapport au corps est condamné dans sa tête. Seulement Joseph ne pourra plus s’empêcher d’y penser. Il a beau essayer de faire du mal à son corps ‒ en se couchant par terre sur des lattes de bois ‒ il est peu à peu submergé par ses pulsions… Aveuglé par ses croyances radicales, Joseph n’est peut-être pas prêt à comprendre ce qui le submerge.
Dans cet extrait, David est son ami, mais il peut aussi représenter symboliquement la voix de Dieu. Joseph l’envie, et parfois le jalouse pour la relation qu’il mène avec Dieu. Comme son nom l’indique, David, veut dire « aimé ou chéri de Dieu ».
Joseph est emprisonné par ses idées fanatiques, par son ami David, mais aussi par sa propre culpabilité. Dans l’extrait, tout comme dans l’ensemble du roman, l’auteur montre à quel point le garçon se sent coupable, coupable de quelque chose dont il ne connaît pas l’origine. Cela explique aussi son tempérament de feu, sa colère contre les autres et surtout contre lui-même.
L’histoire de Joseph est peut-être un peu hors du contexte actuel car elle plante son décor dans les années 50, mais en même temps elle traite de sujets intemporels avec les thèmes de la quête et l’acceptation de soi, la libération et le dévoilement de soi face au prisme et aux convenances dans lesquelles on a été élevé.