critique &
création culturelle

La Place par Annie Ernaux

Un livre un extrait (25)

Comment se frayer une place lorsque notre existence est conditionnée par le regard d’autrui ? Au fil des pages de cette autofiction, Annie Ernaux retrace la vie de son père et dresse ainsi le portrait intemporel d’une angoisse transmise de génération en génération : la crainte du déclassement social.

Avec cette proposition littéraire épurée à l’extrême, l’écrivaine française nobelisée en 2022 rend un hommage littéral à son père, décédé à l’âge de 67 ans après une vie de labeur. Néanmoins, La Place ne dépeint ni un portrait flatteur, ni un récit nostalgique sur le lien père-fille.

Au contraire, Annie Ernaux sacrifie les contours de sa figure paternelle pour « révéler la trame significative d’une vie dans un ensemble de faits et de choix », comme elle l’explique à l’occasion d’interludes précisant sa posture et ses choix stylistiques. Parmi eux, des recours à la mise en italique : « Simplement parce que ces mots disent la limite et les couleurs du monde où vécut mon père, où j’ai vécu aussi et l’on n’y prenait jamais un mot pour un autre. » Et pourtant :

« La peur d’être déplacé, d’avoir honte. Un jour il est monté par erreur en première avec un billet de seconde. Le contrôleur lui a fait payer un supplément. Autre souvenir de honte : chez les notaires, il a dû écrire le premier « lu et approuvé », il ne savait pas comment orthographier, il a choisi « à prouver ». Gêne, obsession de cette faute, sur la route du retour. L’ombre de l’indignité. »

Cet extrait nous montre comment la crainte du mépris de classe peut empoisonner les modestes existences, en s'immisçant dans toutes les situations du quotidien. Alors qu’il est parvenu à subvenir aux besoins de sa famille, tantôt en tant qu’ouvrier, tantôt en tant que tenancier d’un café-alimentation, le père d’Annie Ernaux (dont on ne connaîtra jamais le prénom) survit en se contentant de ce qu’il croit mériter.

Sa fille ne partage pas cette vision étroite du monde et se saisit de toutes les ouvertures qui s’offrent à elle, à commencer par son amour pour la littérature. Cette passion portera le premier coup à leur relation. Non-équipé pour répondre aux aspirations de sa progéniture, l’« ombre d’indignité » de ce père ne plane plus uniquement en société, mais également sous son propre toit. Par l’écriture de ce roman, Annie Ernaux rend sa place à la dignité de cet homme, déchue par deux fois.

Cet exemple banal dépeint finalement une quête propre à toute une génération d’humbles foyers : celle du maintien d’une place, aussi petite soit-elle. Ce destin « à prouver » comporte pourtant un coût non négligeable, une individualité écrasée sous le poids de la honte et des normes sociales. Cet extrait sort ces vies empêchées de l’anonymat et leur donne une portée socio-politique rétroactive. Et comme dirait Jean Genet cité par l’autrice elle-même au début de son ouvrage : « Je hasarde une explication : écrire c’est le dernier recours quand on a trahi. »

Même rédacteur·ice :

La Place

de Annie Ernaux
Gallimard, 1983
113 pages

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