Vague de froid de Jean Cremers
Ascension et fraternité
Vague de froid est la première bande dessinée de l‘auteur et scénariste belge Jean Cremers. Publié au Lombard et récompensé du prix Rossel 2023, Vague de froid conte le récit de Martin et Jules partis à la découverte de la Norvège, avec pour objectif de gravir le sommet du Preikestolen.
Vague de froid s’ouvre sur le départ en vacances de Jules et Martin. Leur objectif est de gravir le Preikestolen, un plateau surplombant le Lysefjord. Ce départ cache pour les deux personnages d’autres motivations, en tout cas pour Jules, le frère cadet. Inquiété par le comportement fermé et les croyances nordiques de son frère aîné, il tente de lui tirer les vers du nez dans l’objectif de renouer avec lui, de lui proposer une oreille attentive que Martin se complait à refuser.
Vague de Froid c’est tout d’abord un bel objet. Quand on aime le dessin de bande dessinée, on ne peut qu’être intrigué par la première de couverture, le contraste des deux personnages, leur différence physique et les montagnes majestueuses en arrière plan. Étant moi-même amateur de rando et de BD, ayant moi même déjà randonné en Norvège, c’est avec beaucoup d’attentes que j’ai commencé à lire ce road-trip dessiné. Très vite, on se laisse séduire par le style de Jean Cremers, on se plaît à reconnaître la topographie acérée des fjords norvégiens et à reconnaître le passage du duo par le Danemark, le ferry, le changement de monnaie... Un dépaysement confortable qui permet d’entrer dans l’histoire au même rythme que les personnages. On découvre les premiers paysages avec autant de plaisir que ceux-ci, l’auteur liant brillamment l’attention du lecteur à son récit en nous faisant passer les mêmes sensations que ses personnages.
L’auteur joue de l’espace et des couleurs, les faisant contraster entre elles. Tantôt sur des fonds unis, éclairant le dialogue des deux frères, tantôt fourmillant de détails, le dessin virtuose s’adapte de case en case pour servir efficacement la narration et entourer les personnages d’un cadre naturel impressionnant. Jean Cremers nous emmène à travers des vignettes aux traits légers dans les décors sauvages de la Norvège. Ces situations procurent une réelle sensation de liberté où les grands espaces de nature offrent une scène fraîche et aérée aux deux héros. On sent vraiment une maîtrise dans le trait, la couleur, les décors, la narration. Le storytelling fluide et équilibré rend la lecture rapide et plaisante tout en assurant un style et un ton original.
On sent à travers les dessins comment la Norvège peut marquer l'œil d’un artiste par ses étendues moussues et montagneuses presque désertes. Les dessins vifs de Jean Cremers et son utilisation de grandes pages sans dialogues nourrissent la narration aussi bien dans l’action que dans les scènes calmes. Ce n’est pas pour rien que Jules et l'auteur partagent leur passion pour le dessin, Jean Cremers explique dans « interview et décryptage » chez le Lombard sa proximité avec les deux protagonistes :
« Vague de froid, c’est un peu de Martin et de moi, un peu de deux frères différents. J’aimerais qu’après la lecture de ce roman graphique, il me dise : “Tu m’as compris”. »
Les silences et les scènes contemplatives offrent un calme et une sensation d’ouverture qui permettent aux personnages de prendre pleinement leur temps. Cette mise en scène donne au lecteur tout le loisir de se laisser aller fluidement à la complexité des émotions des personnages, et lui permet de mieux sentir le poids des non-dits et de la distance entre les deux frères. C’est bien dans les silences qu’on arrive le mieux à découvrir les singularités profondes des personnages. Vague de froid ne perd pas en dynamisme ni en rythme malgré le nombre de pages. L’œil du lecteur a toujours un détail à chercher dans les planches, un regard à interpréter,des paysages auxquels rêver. Ou encore, pour les connaisseurs, des dieux et des signes à reconnaître. C’est bien dans ces suggestions que la bd excelle. Elle a de virtuose le dessin, le rythme et la promesse de la découverte à la page suivante.
Jules et Martin sont deux frères aux âges et au parcours de vie sensiblement différents. L'entame de la BD le montre bien : ils ne sont pas du tout au même stade de leur vie ni dans la même conception de ce voyage. Jules est bavard et boute-en-train, il sort de l'adolescence avec sa première année d’école d’art en poche. Sa motivation ? Renouer avec son frère des liens perdus ou estompés. Martin, lui, est plus sombre, taiseux et fermé. Un manque d’information ne nous permet pas de le situer ou de le comprendre au premier abord. On rencontre un homme hirsute, mystérieux qui ne répond que par obligations, on le devine résigné et détaché de Jules, dont il semble seulement tolérer la présence.
Pour quelles raisons ? La suite du récit nous dévoile au fur et à mesure les tourments de ce personnage. La perte de sa fille, le poids de cette situation sur son couple, la peur du jugement de son père et la perte de repères qui s'abat alors sur lui. Pour Martin, ce voyage est un pèlerinage religieux : persuadé de ses origines vikings, il entame une reconnexion avec lui-même et s’abandonne au destin que Odin et Thor glissent sous ses pieds.
La Norvège elle-même intervient comme actrice du récit, habillant chaque épreuve d’une symbolique divine pour les héros lors des rencontres avec les locaux ou avec les animaux sauvages. Tous ces éléments viennent illustrer la quête de sens de Martin et c’est finalement la vague de froid qui s'abattra sur eux comme un test ultime qui leur permettra de sceller leur proximité fraternelle.
L’authenticité des dialogues est convaincante, chaque échange touche profondément les deux héros et les force à sortir de leur zone de confort. Engendrant des réactions souvent violentes ou excessive, ces interactions donnent chair à leur passé et convainc le lecteur de la profondeur des sujets de dispute. On sent que leur cohabitation les font travailler sur eux même. Ces dialogues donnent au lecteur l’impression d’avoir à faire à de véritables personnages aux émotions complexes où chaque sujet sollicite la psyché du personnage, lui tirant des réactions tout aussi nuancées et complexes.
Ces éléments forment un tout qui permet à l’auteur d’explorer la peine de Martin, de prendre prise sur ses problèmes, ses aspirations, ses amours. On l’observe alors petit à petit s’ouvrir, évoluer dans sa relation avec son frère, son père et finalement sa compagne.
Vague de froid ne laisse rien au hasard, offrant une narration intelligente et sensible magnifiquement rythmée et originale, donnant une crédibilité bien méritée à Jean Cremers.
Cet ouvrage prouve bien qu'une bande dessinée peut être considérée et culturellement valorisée : l’auteur a d’ailleurs reçu le prix Rossel 2023. Alors qu’on arrête d’attribuer au neuvième art l’étiquette de « roman graphique » à tout bout de champ : quand une bd est bonne cela reste une bd un point c’est tout.