Amoureusement la gueule est le dernier recueil en date de Véronique Daine, poétesse gaumaise, lauréate du prix Marcel Thiry pour son précédent ouvrage, Extraction de la peur . Les deux recueils sont publiés aux éditions L’herbe qui tremble dans la belle collection de textes inclassables dirigée par Thierry Horguelin : « D’autre part ». Composé de fragments poétiques en prose aussi puissants qu’exigeants, Amoureusement la gueule prend à la gorge et ne lâche plus. Ce texte intime et foncièrement organique est accompagné de six dessins rouges d’Anne Marie Finné , nuages ou fumée, feux ou eaux habillées des couleurs sanglantes du soleil couchant, on ne sait pas, mais ça se meut, c’est vivant.

Au départ, il y a le matin. Il y a l’envie, l’ambition de « faire le matin ». Faire le matin serait écrire ou, plutôt, serait « s’enfoncer. Sans mots. Sans phrases. Juste s’enfoncer. Amoureusement. » De cette mystérieuse entrée en matière, l’autrice ouvre aux lecteurs•rices l’intimité de sa recherche poétique, qui se construit au travers du dualisme visage-gueule. Elle cherche à (s’)expliquer comment parvenir à la gueule, dans un flux de paroles brutes, de courtes propositions entrecoupées de points. On le comprend vite, le visage, c’est cette construction, ce masque que l’on revêt face au regard de l’Autre. Se composer un visage est l’un des impératifs premiers qu’ordonnent les interactions humaines, c’est pourquoi la gueule se partage avec les animaux – car les relations que nous entretenons avec eux ne sont pas tant cadenassées par des conventions.

La gueule est plus fuyante. Furtive, elle se dérobe à notre entendement. Rien à voir avec faire la gueule . Peut-être un peu plus, déjà, avec avoir de la gueul e. La gueule on ne la fait pas, on la cherche, on la trouve parfois au prix d’une longue chute dans les profondeurs de ses entrailles, si (et seulement si) les planètes sont bien alignées. « La gueule. » Il y a quelque chose de sauvage qui s’en dégage. La gueule, c’est l’instinct primaire des mots qui s’échappent sans qu’on les ait pensés avant de les poser sur le papier. La gueule, c’est l’insu , qui « ne se laisse pas piéger comme ça » : ce ne sont pas des mots que l’on attrape au passage, ce sont ceux qui, sans qu’on le sache, nous habitaient déjà. La gueule n’est pas préhensible : paradoxalement, on ne peut la saisir qu’en lâchant prise, qu’en s’extrayant du « cirque de tête » et de « la déferlante des il-faut ». Trouver la gueule : descendre en son corps trouver le battement primaire, celui qui s’arrache pour se poser sur la page, celui qui donne consistance et âme à nos phrases.

Amoureusement la gueule examine insatiablement les mécanismes cryptés de l’écriture, sur un mode qui se rapproche de la sensation plus que de la raison. Pourquoi, comment cette gueule nous parle-t-elle tant, sans qu’on ne la comprenne exactement ? Parce que Véronique Daine pose des mots puissants sur cette présence qui tiraille le fond du ventre, le bout des doigts, sur l’inextinguible besoin d’exprimer sa propre vérité. La sensation prévaut sur la syntaxe comme sur toute autre injonction. « Ça devient gueule à force de langue » : transformer la langue pour parvenir à la gueule. La langue se fait outil autant que matière, elle se sculpte d’elle-même pour accéder à un lexique et à une syntaxe éminemment personnelles. Il s’agit de créer une langue à son image, faire d’adjectifs des verbes, supprimer le superflu qui prend, chez Véronique Daine, la forme de conjonctions et de virgules – dans ce recueil, pas une seule virgule pour amortir les mots en chute : des points ou rien. La parataxe est reine et les syllabes sont autant de pulsations qui rythment le texte et le martèlent d’allitérations.

Ces paroles brutes, que n’altère pas la volonté de présenter au monde extérieur une production en adéquation avec son moi social, vont de pair avec l’honnêteté de dire, aussi, la fatigue et tous ces moments où l’on n’a ni la force ni le courage de puiser les mots en soi. « Tous ces matins où l’on arrive à peine à s’assembler ». Il peut être confortable, cet entre-deux gueule/visage : réconfortant de voir que l’on fait ce que l’on peut, et que ça ne fonctionne pas si mal. Pour Véronique Daine et, sans doute, pour bien d’autres qui ne l’ont pas formulé en ces termes, l’acte d’écrire et d’écrire-vrai suppose une descente en soi qui soit amoureuse . L’autrice met en évidence un triangle amoureux entre le corps, le visage et la gueule, qui donne naissance à l’écriture comme un acte d’amour pour soi et pour ce qui se cache au plus profond du ventre.

« Peut-être sait-on que quelquefois on a besoin de se soigner d’être soi » : la gueule, finalement, c’est se reposer des pensées obligatoires, des réactions automatiques, de l’anticipation et de la peur qui emmurent la spontanéité. « Chercher la gueule », c’est se créer un espace-temps dans lequel on ne se conforme plus à ce que le monde extérieur attend de nous. Trouver la gueule comme trouver sa voix, celle qui vient de loin : tapie au fond du ventre, attendant peut-être une lecture éclatante de beauté pour se révéler.

Il semblerait bien que le seul il-faut qui tienne soit celui de lire Véronique Daine.