Écouter de nouvelles voix
Ces derniers jours, faire face à l’anxiété généralisée n’a pas été facile. Prendre conscience que cela ne se finira pas de sitôt l’est encore moins. Mais j’ai surtout fait face à un sentiment très fort, celui du repli, en complète contradiction avec cette envie d’agir, de créer, de rassembler qui se faisait pourtant si urgente ces derniers mois et années. Et puis j’ai fait face à un constat dérangeant soulevé par de nombreuses voix nécessaires : les privilèges du confinement.
Privilège de rester au chaud tandis que des SDF font face à l’incapacité de respecter les règles mises en place et de se protéger . Celui de créer de nouvelles playlists, tandis que de nombreuses personnes, artistes, indépendant·es ou employé·es déjà précarisé·es, cherchent à boucler les fins de mois comme iels le peuvent — et déjà bien avant cette crise . Celui de composer, d’écrire tandis que des professionnel·les de santé se retrouvent à gérer dans des conditions bien trop déplorables une crise sanitaire sans précédent . Et puis celui de prendre le temps de cuisiner tandis que des employé·es de commerces alimentaires mettent en danger leur santé pour assurer notre subsistance. S’ajoute à cela la « gestion » du foyer, des enfants, des personnes âgées, handicapées ou de l’accompagnement de la « santé mentale » , espaces sociaux indispensables et qui restent toujours relayés au troisième ou quatrième plan. La liste ne désemplit pas.
Observer ce monde à deux temps ne se fait pas sans évoquer les questions du genre, de race, de classe : ces personnes sont majoritairement des femmes, des personnes racisées et précaires socialement et financièrement ( comme le souligne très justement Françoise Vergès dans ce post Facebook ou cet article des Grenades ). Elles sont en première ligne, nous protégeant sans être elles-mêmes protégées, à la fois par nous et par ce système.
Le flux permanent d’informations a redoublé, disséminant des émotions multiples, placardées sur les murs virtuels et disparaissant aussi vite qu’elles étaient apparues. C’est là que j’ai pris conscience du caractère le plus éphémère de l’action en ligne, la révolution de salon. La force des algorithmes m’a longtemps fait penser que je ne faisais que m’inscrire dans un sentiment de colère généralisé avant de comprendre que je ne voyais, une fois de plus, que le reflet de ma propre pensée. Le sentiment d’impuissance est suprême, et révoltant. À la fois parce qu’enfermée, notre voix ne porte plus, elle ne secoue plus, n’étant réverbérée que par ses propres murs, physiques et virtuels.
Cette crise nous montre les défaillances de ce système néolibéral, construit pour les mauvaises raisons, et auquel nous nous sommes acclimaté·es, convaincu·es de son confort et de sa raison d’être. Car les gagnant·es de cette crise seront ceux qui sauront en profiter, déjà riches et puissants, présents jusqu’au cœur de nos foyers et de notre esprit — et d’ailleurs notre sociabilité actuelle dépend plus que jamais des GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Et si nous pouvons observer les effets sur notre environnement et le monde non-humain de ce confinement, ce n’est pas sans compter sur les nombreux plans de relance, à la fois des énergies fossiles , de la production en masse de plastiques et autres ressources capitalistes qui ne feront que recommencer. Système économique qui, en plus de détruire nos ressources naturelles — sous couvert d’en développer de nouvelles, trop souvent inutiles — pourrait être lui-même à l’origine de l’apparition de ce type d’épidémie .
Depuis plusieurs mois, j’essaie à travers mes différents articles d’encourager une déconstruction générale de nos manières d’être et de penser, qui passent par la musique, l’art en général et grâce à l’angle du féminisme qui m’a énormément nourrie ces dernières années. Depuis que j’ai entrouvert cette porte, la marche arrière n’est plus possible. Un travail difficile, parfois décourageant, surtout lorsque l’on fait face aux nombreux réflexes de protection que nous mettons en place pour ne pas avoir à entamer ce processus concrètement. La perte de repère est évidente mais inévitable, tant les politiques qui nous ont construites sont nécrosées, comme le dit si bien Paul B. Preciadio . N’est-il pas temps de sortir de l’immobilisme ?
Je reste sans cesse admirative des initiatives de soutien aux plus démuni·es, de partage d’informations, de culture, de témoignages dans un moment qui les rend pourtant si vulnérables. Il est plus que jamais temps de donner de la visibilité à ces paroles, nécessaires. En plus de ma playlist habituelle, j’ai donc décidé de vous partager différents contenus et médias (non-exhaustifs) qui m’ont marquée ces derniers mois et semaines, parce qu’ils ont nourri ma pensée. Ces voix, ces personnes, donnent à entendre une parole nécessaire et difficile. Iels nous aident à déconstruire ces convictions qui nous empêchent d’envisager une nouvelle société, plus égalitaire, plus respectueuse des droits humains et de l’environnement, et de développer toutes nos potentialités, ensemble.
Pour commencer, je vous propose de nous concentrer sur l’écoute avec une sélection de podcasts, de conférences et de musique.
Une sélection de podcasts
Parce que nous avons aussi des philosophes belges passionnantes, Isabelle Stengers était sur La Première samedi dernier en compagnie de Cynthia Fleury et Isabelle Wéry pour parler de la crise du Covid-19. Isabelle Stengers est à l’origine du livre La sorcellerie capitaliste , soulignant l'envoûtement dont nous faisons preuve face à ce système et montre de nouvelles possibilités d’y résister. Le collectif bruxellois Désorceler la finance propose un regard artistique passionnant sur le sujet.
https://www.rtbf.be/auvio/detail_dans-quel-monde-on-vit?id=2615558
Kiff ta race s’est penché sur la question précieuse du coût mental du racisme avec Racky Ka, psychologue et docteure en psychologie sociale. Un épisode éclairant qui permet de mesurer l’impact émotionnel à long terme de nos mots, de nos jugements (même inconscients) sur les minorités. Il m’a beaucoup touchée et surtout il m’a permis de rendre compte des nombreuses stratégies que l’on peut mettre en place pour passer inaperçu et s’intégrer en tant que minorité, et cela passe aussi par du racisme, du sexisme et du classisme intériorisé. J’en profite pour évoquer le travail incroyable mené par le collectif liégeois Afrofeminism in Progress depuis plusieurs années pour mettre en lumière ces questions très importantes dans notre société. Mené par Emmanuelle Nsunda, elle intervenait récemment dans l’émission Black Out sur 48 fm , pour montrer le racisme par omission des médias dont Aïssa Maïga a fait l’objet dans le traitement de l’événement des Césars. Le colonialisme est au coeur même de la ville de Bruxelles, comme le souligne cet important article .
https://www.binge.audio/le-cout-mental-du-racisme/
Les couilles sur la table x Programme B ont invité la philosophe Elsa Dorlin dans l’épisode Où sont les casseuses ? et se demandent pourquoi les casseurs sont-ils toujours des hommes ? L’occasion de présenter son ouvrage Se défendre sorti en 2017 chez Zones / La Découverte. Elle y parle de masculinités mais également de violence de l’état et du capitalisme, en particulier en lien avec le mouvement des gilets jaunes mais pas que. La colère est un attribut considéré comme masculin, et pourtant elle est l’expression d’une identité propre, d’affirmation de nos propres limites, comme en parle très bien l’ouvrage collectif Libérer la colère publié chez Remue Ménage, témoignage libérateur que je vous conseille vivement !
Tous les épisodes d’ Un podcast à soi et en particulier celui sur l’éducation des petites filles et des petits garçons . On y parle de ce qui distingue finalement les hommes des femmes dans l’esprit de la majeure partie de la société (la force physique, par exemple, le fait d’être mère ou d’avoir un utérus) sert encore trop souvent à appuyer des discriminations qui n’ont aucun lien avec ces distinctions.
Cette série de Entendez-vous l’éco ? sur les femmes dans l’économie . On y parle de la place des femmes dans l’histoire du numérique, dans le monde du travail, dans le petit écran et au foyer. Certains de ces épisodes m’ont permis de mieux comprendre la place des femmes dans les nouvelles technologies, et donc également dans la musique électronique. L’asbl Voix De Femmes a réalisé une série d’ateliers sur la question du travail et du burn-out que vous pouvez découvrir sur Soundcloud à travers la création sonore Brûler dedans / Brûler dehors !
Et puis pour finir, cet épisode du podcast Les couilles sur la table avec Hyacinthe Ravet sur le sexisme dans la musique. Hyacinthe Ravet propose une réflexion très intéressante sur la place des musiciennes dans le monde classique, et montre comment la sexualisation des instruments de musique amène de nombreuses musiciennes à se détourner d’instruments qui ne leur sont pas « appropriés ». C’est passionnant (et un peu effrayant aussi de voir jusqu’où s’infiltre le sexisme) !
Question conférence, c’est en anglais, mais leur regard est passionnant : le Kaaitheater accueillait récemment les philosophes Rosi Braidotti et Sarah Ahmed et c’est visible en ligne ! On peut également réentendre la conférence de Eloise Bouton à L’Autre Canal de Nancy sur la place des femmes dans le Hip-Hop.
À l’écoute des musiciennes wallonnes et bruxelloises
J’ai décidé de réunir dans cette sélection les nombreuses musiciennes que je côtoie, de près ou de loin. J’espère que ces quelques semaines seront l’occasion de les rendre encore plus visibles — l’outil Spotify ne facilitant pas les choses ! —, et je compte sur vous pour les y aider.
Plusieurs collectives s’activent à donner de la visibilité au quotidien à de nombreuses musiciennes, un travail précieux et que je valorise tout particulièrement : Poxcat et Psst Mlle sont résidentes sur The Word radio, HE4RTBROKEN organise de nombreux événements à Bruxelles. N’hésitez pas à vous plonger dans leurs précédents lives qui sont accessibles en ligne ! Le réseau franco-belge Fair_Play a regroupé dans une compilation le travail de nombreuses compositrices et que j’ai déjà présenté dans un précédent article . Bonne écoute !