critique &
création culturelle
Vincent Thekal
déplie l’origami

On vous présente dans la galerie Karoo Origami du Vincent Thekal trio. L’occasion de rencontrer l’un des sax de jazz parmi les plus talentueux d’aujourd’hui !

Salut Vincent, on commence par les présentations ?

J’habite à Bruxelles depuis dix ans mais je viens de Lorraine, dans l’Est de la France. C’est là que j’ai appris le saxophone : d’abord le classique, commencé tout jeune au conservatoire, pour aboutir à mon prix de classique à dix-neuf ans ; puis j’ai étudié le jazz (prix de jazz à vingt-cinq ans). Je suis venu ensuite vivre à Bruxelles par volonté de bouger, de me retrouver dans une capitale en Europe. C’est une ville que j’adore et ça me permet de ne pas me focaliser sur Paris, qui reste tout de même à côté de la porte.

Pourquoi le jazz après un parcours initial dans le classique ?

Je suis tombé dans le jazz assez tôt, du fait de l’instrument. Vers douze-treize ans, j’ai découvert Sonny Rollins, Dexter Gordon et John Coltrane à un stage d’été. Je pensais à l’époque que maîtriser le classique permettait tout. Ce qui est en partie vrai, parce que tu sais « travailler » : la technique est là et savoir lire une partition aussi.  Mais même en ayant écouté énormément de jazz durant l’adolescence, dès le premier cours, j’ai compris que ça allait être plus long que prévu ! J’ai eu un prof formidable, Éric Barret, qui m’a aidé à ravaler ma fierté car j’ai dû tout remettre en question : comment on pense la musique, le son qu’on produit, les harmonies, la technique… et puis l’improvisation ! C’est la grande différence. Ça peut paraître surprenant mais tout à coup tu dois utiliser tes oreilles en plus de ton cerveau et de tes yeux ! Sans compter qu’en fait c’est bourré de règles, de codes, de systèmes harmoniques et rythmiques. Bref, c’est un autre langage.

Musicien professionnel, c’était prévu ?

Ça a toujours été un rêve depuis l’adolescence, même si ça avait un côté utopique. C’est au conservatoire que je me suis vraiment rendu compte que c’était possible de jouer et d’être payé pour ça ! J’avais commencé la fac en parallèle, mais la musique m’a assez vite rattrapé : à vingt-deux-vingt-trois ans, je me suis lancé, quitte à me planter… et je ne me suis pas planté !

On en vit aujourd’hui, du jazz ?

Oui, bien sûr. Il y a un marché du disque bien spécifique, constitué par de gros acheteurs. Toutefois, on ne peut pas vraiment compter là-dessus pour vivre, c’est clair. Avant tout, il y a de nombreux concerts : c’est une scène assez active qui rappelle que c’est une musique qui s’exprime en live. Et puis il y a toutes les activités de studio, où l’on peut s’exprimer un peu dans tous les styles, sans parler de l’enseignement… C’est un fonctionnement différent du rock ou de la pop. Les musiciens bougent beaucoup plus entre eux : on peut faire un concert avec un big band un soir et jouer en trio le lendemain, puis enregistrer en quartet la semaine suivante.

Le principe des standards y est pour quelque chose ?

C’est vrai, tu peux te retrouver un soir avec un batteur que tu n’as jamais rencontré, un bassiste que tu connais à peine et un pianiste dont tu as un peu entendu parler, et puis jouer trois sets qui se passent super-bien. Parce que les codes sont les mêmes, on se trouve sur les mêmes repères, les mêmes accords, les mêmes harmonies : on circule avec la même carte à la main. L’avantage des standards, c’est que, en quelque sorte, plus tu en connais, plus tu peux jouer avec de monde ; tu élargis ton répertoire et comme il y en a des milliers, c’est impossible de tous les connaître mais indispensable de continuer à en apprendre ! Et c’est du boulot d’apprendre un standard à fond, même si plus tu en connais, plus ça va vite. C’est aussi une culture de la tradition dans le jazz, les musiciens apprécient de pouvoir lancer une ligne de basse en faisant une référence, c’est le genre de trucs qui nous plaît ! Dans le hip hop par exemple, si tu reprends le couplet d’un mec, ça va pas le faire… Par contre, en jazz, savoir jouer « comme » Sonny Rollins, c’est la classe ! Bon, en même temps, il s’agit d’être soi-même, d’avoir sa propre voix, sinon c’est juste impressionnant mais on n’existe pas vraiment : on est juste le clone d’un autre musicien. Si un gars peint comme Monet, tant mieux, pourquoi pas si c’est son truc, mais quel intérêt en 2018 ?

D’où un équilibre sur cet album entre standards et compositions personnelles ?

Comme je le disais, on a aussi envie de proposer sa propre voix. Et les standards sont réarrangés pour le trio. J’ai vraiment pensé l’album en fonction d’Alex (Gilson, à la contrebasse) et de Franck (Aghulon, à la batterie), donc c’est très écrit. Même les arrangements pour les standards sont très écrits. Et j’avais leur son dans la tête en composant. Alors, oui, il y a un leader sur cet album mais j’ai besoin de l’identité des deux autres, de leur laisser de la liberté, de l’espace. Je voulais donner une direction mais me laisser surprendre aussi. Franck et Alex ont une telle expérience qu’ils savent transcender ce qu’on leur propose et ça, c’est très précieux.

Ce qui est précieux également, c’est un bon label ?

J’ai la chance de bosser avec le label Hypnote. C’est un ami que j’ai rencontré au conservatoire de Bruxelles qui s’appelle Guiseppe Millaci qui a monté ce label en 2016 avec Jonas Verrijdt. Il fait un boulot remarquable, possède un réseau énorme et promeut le disque auprès des journalistes au niveau mondial, pas qu’en Europe. Et puis il y a bien sûr la distribution, également mondiale. Mais c’est avant tout le contact permanent, la relation humaine qui existe entre nous.

On parle un peu du contenu de l’album ?

C’est du jazz mais au sens contemporain : il y a du be-bop, du binaire, des balades… mais je n’insiste pas sur un genre particulier, ça ne me préoccupe pas vraiment. Pour les reprises, on y retrouve Misterioso de Thelonious Monk, qui est parmi mes musiciens préférés, c’est un de mes héros. J’ai beaucoup travaillé sur les compos de Monk et je suis très heureux du résultat sur Misterioso .

Le Juju de Wayne Shorter, c’est un super-morceau, doté d’une superbe grille harmonique. Avec Windows de Chick Corea, ce sont des morceaux qui me semblaient très intéressants à interpréter en trio, une formule où l’on n’a pas les harmonies à disposition : donc c’est un défi de faire sonner ces morceaux-là sans accompagnement, car ce sont des harmonies très précises. Sans le piano, ça donne plus de liberté, mais on ne peut pas les jouer n’importe comment non plus… Sur Windows , c’était une idée de Franck : jouer en dédoublant le tempo par rapport aux harmoniques, ça donne une certaine ambiance.

Je me rends compte ici que, avec Monk, Shorter et Corea, j’ai choisi des morceaux de compositeurs très solides ! Je les écoute énormément tous les trois. En fait, il n’y pas de secret, mes deux grands héros sont Dexter Gordon pour le sax et Monk pour la compo. Si je devais n’en retenir que deux, bien sûr !

Il y a une aussi une superbe ballade sur Origami .

For All We Know de Coots et Lewis, oui. L’exercice de la ballade est vraiment difficile parce que chaque note, chaque son, chaque coup de cymbale revêt une importance majeure, il faut raconter une histoire à chaque instant. J’adore ça !

Et puis il y a tes propres compositions.

Je compose au piano parce que j’ai besoin d’entendre les harmonies, de pouvoir jouer la ligne de basse à la main gauche et puis les accords à côté : c’est paradoxal parce qu’en trio, on ne les entendra pas mais ça m’est indispensable pour entendre les défilements harmoniques, les phrases : j’ai besoin de les entendre pour ne pas les jouer !

Tout autre chose

Un livre

J’adore Steinbeck, je dirais les Raisins de la colère .Et puis je citerais Moins qu’un chien , l’autobiographie de Charles Mingus.

Un disque

Pour découvrir le jazz, Kind of Blue de Miles Davis. Et puis ma première claque personnelle : Go! de Dexter Gordon.

Un film

L’univers de Spike Lee ; et puis des films d’animation, Akira , Cowboy Bebop , Rick & Morty

Un jeu vidéo

J’ai grandi avec Mario, donc Super Mario World . Zelda 3 également, c’est une madeleine de Proust !

Même rédacteur·ice :

Origami

Vincent Thekal Trio

Hypnote, 2018

vincentthekal.com

Vincent Thekal trio présentera Origami à la Jazz station le 3 novembre.

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