Adriana Lecouvreur
Adriana Lecouvreur de Francisco Cilea (1902) raconte, d’arias en récitatifs des plus typiques du genre, l’imbroglio amoureux et moqueur entre trois hommes et deux femmes, joué à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège en avril 2023.
Voici l’histoire d’un opéra en 4 actes de Francesco Cilea sur un livret d’Arturo Colautti, d’après une pièce d’Eugène Scribe datant de 1849, l’un des librettistes et auteurs les plus prolifiques du XIX e siècle. L’opéra Adriana Lecouvreur a été créé au Teatro Lirico de Milan le 6 novembre 1902 et raconte un drame amoureux et supposément authentique, provoqué par une aristocratie française en mal de ragots.
Plongeons dans le milieu théâtreux parisien des années 1730, en plein Ancien Régime. Le rideau se lève sur les coulisses de la Comédie-Française où la célèbre actrice Adriana Lecouvreur doit se produire ce soir. C’est l’effervescence : on se coiffe, on s’habille, on se maquille, on répète une dernière fois ses lignes, on drague. Au milieu de toute cette agitation se trouvent le régisseur, Michonnet (dont le cœur bat secrètement pour Adriana), ainsi que deux hommes de la haute société, le prince de Bouillon et son ami l’abbé. Le prince intercepte un billet de l’actrice Duclos (absente de l’œuvre) qui essaie d’arranger un rendez-vous entre Maurizio, comte de Saxe, et la princesse de Bouillon. Ces deux personnages entretiennent déjà une relation amoureuse et adultère, que la Duclos aide à cacher au prince – qui, lui, aimerait bien mettre la Duclos dans son lit. Cependant, plus au moins au même moment, Adriana et Maurizio se fixent un rendez-vous galant après la représentation. Adriana offre alors un bouquet de violettes à son amant avant de s’éclipser pour triompher sur scène.
Au cours de la soirée, par un enchaînement de décisions hasardeuses, de bourdes et de plans machiavéliques, Adriana et la princesse de Bouillon se rendent compte de leur rivalité par l’intermédiaire du fameux bouquet de fleurs. Maurizio tente alors de choisir entre les deux femmes, ou plutôt entre sa libido et ses ambitions politiques, pour apaiser les esprits. Cette décision teintée d’égoïsme mènera tristement notre héroïne à un sort funeste.
Si la musique de Cilea resplendit par sa simplicité et son accessibilité, le livret, lui, s’accroche encore bien à certains stéréotypes de rôles : l’infidélité du jeune ténor (Maurizio), égoïste et motivé par sa testostérone et ses intérêts personnels, cause la perte de la jeune soprane (Adriana) au cœur pur qui refuse d’entendre raison et que le baryton amoureux (Michonnet) n’aura réussi ni à conquérir, ni à sauver. Et tout le monde en sort perdant.
Une pensée me surprend en sortant de la salle : pourquoi cet opéra m’interpelle-t-il plus que d’autres portant sur des sujets similaires ? Il existe tant d’œuvres lyriques racontant les destins terribles des divas et la souffrance de femmes ordinaires. Ce type de récit ne m’avait pas perturbée en assistant à une représentation du Rigoletto de Verdi , profondément tragique et morbide, alors qu ’Adriana Lecouvreur se rapproche fortement, dans le ton et dans la forme, d’une pièce de boulevard. « L’opéra est une affaire de femmes. Non, pas une version féministe ; non, pas une libération. Tout au contraire : elles souffrent, elles crient, elles meurent, c’est là aussi ce qu’on appelle chanter » selon Catherine Clément, autrice de L’opéra ou la défaite des femmes paru en 1979. Il est donc communément admis que l’opéra est le lieu de victimisation des femmes dans le but de faire vibrer des spectateurs sur des musiques bouleversantes. Parler si légèrement d’un drame si sordide fait froid dans le dos. Adrienne Lecouvreur était décrite comme une femme honnête et simple, sans artifice. On peut en déduire qu’elle n’a pas cherché à provoquer sa perte et qu’elle est victime de la sournoiserie des hommes de la haute société. Pourquoi l’histoire d’Adriana Lecouvreur faisait-elle rire le public au tournant du XX e siècle ? Que cela révèle-t-il de la société de l’époque ? Existe-t-il des opéras féministes ? Comment transposer aujourd’hui ce type de récits – et les airs magnifiques qui les font vivre – sur scène ?
Cette dimension n’est en tout cas pas explorée par le metteur en scène Arnaud Bernard , qui a ici choisi de « rendre hommage [au métier d’acteur] et à son rapport humain : le monde des acteurs a ses rivalités, ses jalousies, mais a surtout des valeurs. Il est net et droit. Il est opposé à un monde superficiel. Tout mettre en scène dans le monde du théâtre renforce la simplicité des gens de théâtre » . En effet, cette opposition se retrouve notamment dans le mélange des genres, entre autres dans la scène de danse du troisième acte, où les danseurs sont affublés de costumes plus fantaisistes et ridicules les uns que les autres, et ce afin d’amuser les aristocrates présents au diner dans la maison du prince de Bouillon. La mise en scène est aussi double : dans la première partie de l’œuvre, on assiste de dos à la représentation d’une autre pièce dans laquelle jouent Adriana et d’autres figurants. Ceux-ci permettent aussi aux personnages principaux de révéler leurs pensées en se figeant totalement dans le temps et l’espace, le temps de quelques phrases. Les décors représentant les coulisses de la Comédie-Française et les appartements des princes de Bouillon sont quant à eux réalistes et se veulent d’époque sans en faire trop. On comprend d’un coup d'œil où l’on se situe et aident à séparer ce qui a lieu en public et en secret. Les costumes sont également du style d’époque. Le seul problème de cette scénographie réside dans l’utilisation de l’espace : la pièce jouée par Adriana a lieu à l’extrémité droite de la scène, cachée donc à une bonne partie des spectateurs.
Mais encore une fois, la musique de Cilea est une belle surprise. Simple et très expressive, elle recèle certains aspects modernes. Par exemple, l’ouverture du 4 e acte pourrait tout à fait fonctionner dans un film. J’ai beaucoup aimé les interventions du chœur, de plus en plus présent au fur et à mesure que le secret se dévoile. Plus de gens sont au courant, donc plus de gens participent à la dispersion de la rumeur. Finalement, la prestation de la soprane albano-bolivienne Carolina López Moreno était tout simplement remarquable et a fait vibrer toute la salle. C’est certain, la qualité de l’orchestre et des chanteurs se produisant sur la scène de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège n’est plus à démontrer.