Au Théâtre Océan Nord, le mercredi, c’est « rencontre avec le public ». Dans la salle du théâtre schaerbeekois, quelques spectateurs sont restés après la pièce pour échanger avec les deux acteurs et la metteure en scène de la Musica deuxième.
La pièce de Marguerite Duras, montée par Guillemette Laurent, n’a pas laissé le public indifférent, qui multiplie les questionnements sur l’interprétation à donner au texte de 1985 et particulièrement sur son usage étonnant du vouvoiement et du tutoiement. Très à l’aise dans l’exercice, la metteure en scène, également médiatrice culturelle, prend plaisir à répondre aux interrogations du public, puis de Siham seule.
Karoo : Vous parliez des intentions de Marguerite Duras, ce fameux problème du vouvoiement et du tutoiement qui a visiblement interpellé pas mal de gens. Et c’est vrai que pendant la pièce, je ne comprenais pas le sens de ce passage continu, je ne le retrouvais pas dans une explication logique… Vous avez pourtant l’air de dire que le tutoiement était censé manifester la montée du désir ?
Guillemette Laurent : Non, ce que j’ai dit, c’est qu’elle écrit ça. Mais qu’on s’est rendu compte que ce n’était pas ça, c’est-à-dire qu’on ne pouvait pas donner une explication psychologique… S’ils se tutoient, c’est qu’ils se sentent plus proches, s’ils se vouvoient, c’est qu’ils se sentent moins proches… Ça, c’est ce que d’emblée on cherche à plaquer sur le texte. Mais effectivement, vous avez raison, ce n’est pas du tout la réalité. Il y a des fois où ils se disent vous et ils sont très proches et des fois où ils se disent tu et ils ne sont pas très proches… Je pense que Marguerite Duras joue sur le fait que la langue française comporte ces deux personnes pour s’adresser à l’autre, à l’autre unique et qui implique dans la langue en tout cas pour chacun d’entre nous un rapprochement ou un éloignement, c’est-à-dire que naturellement on va se vouvoyer quand on ne se connaît pas et se tutoyer quand on se connaît. Mais en même temps, on sait très bien que la langue française est plus subtile que ça et je pense que Duras rend compte de cette subtilité-là. Il peut arriver qu’on vouvoie quelqu’un parce qu’on a un rapport d’âge par exemple éloigné et dire des choses très intimes à cette personne-là. Donc ce n’est pas si clairement la question de « ils se vouvoient parce qu’ils sont éloignés » et « ils se tutoient parce qu’ils sont rapprochés », c’est plutôt que la langue française porte en elle la question de l’éloignement et du rapprochement et l’auteur a envie de s’en servir mais pas forcément de façon psychologique.
C’est très déstabilisant parce qu’évidemment on comprend ce genre de choix et c’est intéressant en général, mais on n’arrive pas à mettre une raison là-dessus qui soit porteuse de sens, c’est embêtant… Moi, je me suis demandée si à un moment ce n’était pas un pied-de-nez à ce sens qu’on voudrait mettre dans le tutoiement et dans le vouvoiement et dire ben non regardez c’est possible de faire un dialogue où on passe du « vous » au « tu » sans que ce soit déterminant par rapport à ce qui se passe entre les personnages.
Tout à fait. C’est une sorte d’abolition du sens, vraiment, c’est comme ça qu’il faut le prendre. Nous, en tout cas, c’est ce qu’on a essayé d’assumer. On n’a pas cherché à se dire : « Ah ! À partir du moment où ils vont se tutoyer ils vont être très proches et à partir du moment où ils sont éloignés ils vont se vouvoyer ». On a essayé de laisser la chose très très très ouverte à ce niveau-là.
C’est assez rare en fait, parce que, dans la langue française, on a tendance à peut-être mettre trop de poids sur le vouvoiement ou le tutoiement. Et là, c’était presque une démonstration par l’absurde finalement de ce décalage entre le singulier et le pluriel.
Oui, oui, bien sûr, bien sûr.
J’avais l’impression aussi que cela renvoyait à ces deux personnages qui ne savent pas où ils en sont l’un par rapport à l’autre ; donc, on pourrait tout à fait concevoir qu’ils se vouvoient parce qu’ils ont été mariés il y a un moment puis qu’ils se tutoient parce qu’ils ont été mariés il y a un moment. Il y a un éclatement des relations en fait…
Oui, oui, c’est exactement ça, c’est pour ça que c’est une écrivaine, elle a le goût de jouer avec la langue et donc elle s’en sert pour raconter exactement ce que vous dites, c’est-à-dire comment des gens peuvent mettre plus ou moins de distance à l’aune d’une séparation et comment la langue française peut porter en elle quelque chose qui raconte de façon un peu subtile et toujours à nos dépens un vous et un tu mouvants, sans se traduire de façon psychologique encore une fois.
Il y a quand même dans la pièce, telle que vous la mettez en scène en tout cas, comme une fracture. Enfin, je ne sais pas si ça a été voulu comme une continuité mais j’avais quand même l’impression tout d’un coup qu’on arrêtait de jouer le jeu des didascalies. Je me suis dit tout d’un coup : « Tiens, mais ils ne disent plus ce qu’ils font. » C’est frappant parce que le début est très exigent en termes d’écoute spectatorielle, puis à la fin vous laissez les personnages interagir entre eux.
Ce n’est pas tout d’un coup, c’est apporté progressivement. Notre volonté était en fait une sorte de plongée mais pas si franche que ça, c’est-à-dire que ça nous intéressait pas de nous dire : OK, il y a une première partie où on joue tout comme ci et une deuxième partie où on joue tout comme ça. Il y a deux parties, ça c’est clair, et en même temps on doit plonger avec eux mais sans trop se rendre compte. Je n’avais pas envie que le spectateur se dise : « Ah, tiens, à partir de ce moment-là je n’entends plus les didascalies. » On fait exprès de brouiller les pistes et de partir de façon très carrée et de finir de façon très carrée mais entre les deux, cela s’édulcore.
Concrètement, cet étiolement, cela veut dire que c’est par touches ? Oui, c’est ça, c’est par touches. Au début, elles sont quasiment toutes dites et puis, petit à petit, on les abandonne, puis on y revient un peu, puis on les abandonne, puis on incarne un tout petit peu plus, et puis on en garde une ou deux, et puis on se rend compte qu’il n’y en a plus du tout et puis, comme vous dites, l’idée est qu’à un moment donné on se dise il n’y en a plus et qu’on ait oublié. Moi, j’avais envie qu’au début les gens se disent : il y a de la distance, on nous parle d’un canapé rouge et le canapé n’est pas rouge, qu’ils ne sont pas tout à fait les personnages qu’ils racontent, qu’ils jouent avec le fait qu’on dit que les personnages sont très beaux, qu’ils ont trente-trente-cinq ans et que, du coup, c’est très chouette d’incarner quelqu’un qu’on n’est pas et qu’à la fin la question ne se pose plus, que quand ils quittent le plateau, les gens aient envie de pleurer parce qu’ils ont devant eux des personnages qui sont en train de vivre ce qu’ils sont en train de jouer. Cette chose-là pour moi était importante, d’aller de la désincarnation vers l’incarnation.
C’est marrant d’oser les deux. La première partie, c’est vraiment le théâtre mis à nu, c’est vraiment la mise en scène qui est déposée aux pieds du spectateur avec la lumière allumée. On est vraiment dans une pièce de théâtre et petit à petit, au sein d’une même pièce, ça devient une vraie histoire. Vous osez exposer votre travail et le travail des acteurs et finalement ce qu’est une pièce de théâtre, le théâtre en lui-même. Moi, j’aime beaucoup le début des répétitions, c’est un moment où on entend très bien les textes et j’avais aussi envie de raconter cette histoire-là. Quand on commence à travailler, les acteurs, les metteurs en scène, etc., on se met autour d’une table et on se lit des histoires et on essaie de comprendre cette histoire-là, avec toutes ses subtilités… Et donc, j’avais envie de convier le spectateur à ma table de travail. Par ailleurs, j’aime bien la littérature, j’aime bien qu’on me lise un livre… J’avais aussi envie de ça. Parce qu’il ne faudrait pas que le spectateur se sente éloigné dans la première partie et rapproché dans la seconde. Notre désir est de faire éprouver des désirs différents, celui de la première partie est celui de « on a un livre et on va vous raconter une histoire et cette histoire ce n’est pas nous » et inversement, à la fin, « ce que vous voyez sur le plateau, c’est ce qui est en train de se passer, c’est la vérité » et c’était ça dont j’avais envie, j’aime autant l’un que l’autre, je n’avais pas envie de choisir l’un au détriment de l’autre.
Ça permettait d’apprécier différemment ce qui était proposé. Ça force à faire attention aux mots qui sont dits… et oblige à un effort d’imagination certain de la part du spectateur…
C’est aussi ça que j’avais envie de montrer, c’est jouissif pour un acteur de dire : « Il est très beau » et de se dire : « Je suis la personne très belle que le spectateur doit imaginer, c’est moi qui l’incarne qui suis ce très beau personnage ». Et j’avais envie que le spectateur voie cette sorte de jouissance-là. Après, la question de l’imagination pour moi est effectivement très très importante, particulièrement pour ce texte-là où l’imaginaire de ce qu’ils ont vécu est très important, ils se la jouent l’un comme l’autre, ils se la jouent jusqu’au bout, sauf dans les deux dernières répliques où ils se disent la vérité mais avant ça ils se la jouent. Je suis pas du tout sûre qu’elle allait fréquenter les plages du Nord, c’est pour ça que c’est au micro d’ailleurs, il y a quelque chose de très théâtral, de s’imaginer, j’étais très belle, je séduisais tout le monde, je demandais un whisky etc., et il y avait des barmen et des plages, etc. La question de l’imagination est très forte ici. Mais je pense que dans n’importe quelle histoire d’amour la question de l’imagination de son histoire est très forte. On vit une histoire d’amour mais on se raconte aussi une histoire d’amour. Dans l’amour, la part dévolue à l’imagination est extrêmement importante. On peut tomber fou amoureux de personnes qu’on ne connaît pas mais notre simple imagination peut provoquer l’amour. Donc, cette question d’imaginer, de faire un travail de l’esprit pour se représenter la chose, j’avais aussi envie que le spectateur joue avec ça. Puis j’avais envie que le spectateur se dise à la fin : « Je ne fais plus rien. »
C’est très particulier en tant que spectateur puisqu’on passe d’un niveau d’écoute à un autre. Mais je me demandais si c’était aussi pour rebondir sur ce que disait Marguerite Duras. Si j’ai bien compris, elle n’était pas hyper-satisfaite de sa version de 1965. En tout cas, quand elle décide de réécrire la pièce en 1985, elle veut donner plus de chair aussi à ses personnages et il me semble qu’elle dit : la Musica , c’est plus une situation et la deuxième , ce sont des personnages, avec plus de vécu ou plus d’histoire plus tangible. Est-ce que c’est ça aussi qui a déterminé ce basculement-là ?
Oui, bien sûr. On a quand même essayé d’écouter un petit peu ce que disait Marguerite Duras. Donc, oui, ça a compté dans notre choix mais le théâtre c’est l’art de la transformation et moi, j’aime bien au théâtre qu’on voie les choses se transformer. Le cinéma n’est pas un art de la transformation. Donc, si on ne raconte pas ça sur le théâtre, je trouve que c’est dommage.
Et vous avez vu le film qu’elle a fait ?
Ben, c’est un film des années 1960, c’est le premier film de Duras. Moi, j’ai beaucoup de respect pour la réalisatrice qu’elle est, c’est très différent de ça. C’est un peu marqué par la Nouvelle Vague, par une espèce de lenteur et de volonté que la langue soit entendue dans toutes ses subtilités et qu’il n’y ait que ça, c’est un cinéma très aride.
Avec sa conception littéraire du cinéma totalement radicale…
Ça a été un gros échec commercial. Alors que la Musica deuxième a eu un gros succès public. C’est devenu un classique du théâtre. Du coup, je pense qu’elle a plus envie de revendiquer ce texte-ci comme pièce de théâtre puisque c’est là qu’il a rencontré son public, plutôt que le film.
Oui et puis, la pièce, quand elle l’a créée en 1985, c’était avec Miou-Miou et Sami Frey…
Oui. C’est une pièce qui fait partie du répertoire. C’est une belle langue. C’est une histoire d’amour. Il y a deux acteurs. Il y a beaucoup de choses qui peuvent expliquer son succès.
Et c’est ça qui vous a poussée à vous en emparer, à vouloir la mettre en scène ? J’ai cru comprendre que le projet était né en tout cas dans un premier temps avec Catherine Salée et que Yoann Blanc, même si c’était votre premier choix, est arrivé plus tard.
On a un compagnonnage plus long avec Catherine qu’avec Yoann, c’est vrai. Après, en termes de travail sur ce spectacle, je ne l’ai pas ressenti, je ne me suis pas dit : « Ah, on sent que j’ai beaucoup plus travaillé avec Catherine qu’avec Yoann. » Pas du tout.
Non, surtout qu’ils ont tous les deux une complicité assez extraordinaire sur scène.
Oui, très grande. Non, je dirais que je suis vraiment quelqu’un qui vient de la littérature, j’aime le texte, j’aime le texte au théâtre, j’aime le théâtre parce que c’est un endroit où le texte peut être dit et donc entendu. Il y a une sorte de filiation dans les auteurs que je monte. Je pense que quelqu’un comme Maeterlinck a révolutionné la pensée du théâtre et qu’après lui est arrivée toute une pensée d’un texte comme une partition avec des silences, avec des non-dits, avec de l’intériorité et que ça, c’est mon théâtre. J’ai travaillé sur Claudel, sur Ibsen, et c’était naturel d’arriver à Duras. Moi, je suis quelqu’un qui ne renie pas la psychologie. Ça répondait à beaucoup des envies que j’avais de faire cette pièce de théâtre.
Elle a mis du temps à se monter ?
On a travaillé six semaines.
C’est un projet que vous avez porté longtemps avant ?
C’est difficile de répondre à cette question parce que ça voudrait dire qu’à partir de telle date j’ai su que je voulais monter ce texte. Or, je ne le dirais pas comme ça. Parce que pour moi monter ce texte-là s’inscrit dans une démarche artistique qui est plus longue et plus large et qui ne s’arrête même pas au texte de Duras. Je le ressens vraiment comme une continuité d’un travail que j’ai pu faire sur Ibsen et que je vais continuer à faire sur Ibsen, ou d’un travail que j’ai pu faire sur Claudel. Y a des mondes comme ça qui portent des échos et je ne peux pas dire j’ai eu envie de monter Duras ou de travailler sur Duras. C’est plus diffus que ça. Donc, d’une certaine façon j’ai envie de dire : oui, c’est un projet que je porte depuis longtemps parce qu’il est la continuité d’une interrogation plus large sur le théâtre. Après, décider de monter la Musica deuxième , je dirais que ça fait un an et demi que je l’ai en moi.
Je vous pose juste la question parce que j’avais vu que c’était un projet qui était antérieur au tournage de la Trêve . Donc, il y a déjà une saison d’une série qui a eu le temps d’être tournée et de passer à la télé. Et en fait, le projet théâtral existait déjà avant.
Le temps théâtral est un temps monumental. Un projet met en moyenne quatre à cinq ans à se monter. Donc quand j’ai commencé à rêver à La Musica Deuxième, c’est sûr que la Trêve n’était ni tournée, ni montée, ni diffusée. Moi, ça fait bien plus longtemps que j’ai envie de travailler avec Yoann. Le temps théâtral est un temps très long, qui n’est pas du tout le temps cinématographique.
Qui est déjà très long, à la base…
Par rapport à nous, c’est ridicule. Moi, là, j’ai des projets que je ne peux pas espérer voir monter avant deux ans et deux ans, je suis encore sur une pensée courte.
Vous avez aussi tout un travail ici à l’Océan Nord avec Catherine Salée. Mais alors, ce qui m’interpellait, c’est l’affiche.
C’est une gravure de Gustave Doré, une illustration de l’Enfer de Dante. Et comme il est beaucoup question d’enfer dans leurs relations…
Sur cette même affiche, il est noté que la pièce est un projet du Colonel Astral. C’est une troupe ?
C’est une compagnie composée de quatre personnes, Marie Boss, Estelle Franco, Francesco Italiano et moi-même. L’année passée, on a monté un premier projet qui s’appelait Nasha Moskva , à partir des Trois Sœurs de Tchekhov qu’on a joué à Avignon, qu’on va reprendre à Bozar à la fin mars et aux Tanneurs l’année prochaine. Ce projet-ci devait à la base se jouer entre membres de la compagnie mais il se fait qu’on ne pouvait pas tous être là. C’est quand même un projet de cette compagnie-là.
Mais comment ça se marque, alors ? Ça veut dire que la mise en scène a été pensée collectivement ?
Cette mise en scène n’a pas été pensée collectivement, même si je ne me sens pas légitime à la signer seule parce que je pense que les acteurs y ont énormément contribué. Sur le projet précédent, la mise en scène était plus collective. Mais le projet n’est pas issu de moi. Nasha Moskva est vraiment un projet initié par les acteurs qui m’ont demandé de participer à la mise en scène. Après, ce qui nous unit, c’est plutôt une pensée du théâtre que la nécessité de travailler ensemble, même si nos projets, on les fait en priorité ensemble. Mais en même temps, c’est parce qu’on partage une envie commune de choses sur un plateau qui nous rassemblent. On pourrait imaginer qu’un membre de la compagnie décide de monter un projet seul, les autres membres de la compagnie le soutiendront. Une compagnie, c’est un soutien collectif. On le prend plus comme ça que la nécessité de toujours travailler ensemble.
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