critique &
création culturelle
River
Doux passé regretté

Entre une chorégraphie de Michèle Anne de Mey et un texte de Thomas Gunzig, une retransmission vidéo et des interludes chantées, River conjugue les moyens artistiques pour célébrer la nostalgie familiale.

De bout en bout, River suinte la nostalgie. Une nostalgie tour à tour douce, mélancolique, tendre, triste, prégnante. S’y associent sans faille un amour et une bienveillance dans le souvenir du temps qui passe, d’enfants qui grandissent et d’une maison familiale qui se vide petit à petit.

Si le point de départ est simple – la vente de la maison, le reste de l’histoire est décousu. Pour transmettre les réminiscences familiales, huit personnes se partagent la scène : danseurs/danseuses, comédiens/comédiennes, circassiens/circassiennes, chanteuse et musiciens/musiciennes. Le tout accompagné d’un chien. Chaque protagoniste semble incarner différents personnages, des membres d’une même famille à des époques différentes, voire parfois des émotions plus que des personnes. La frontière entre le réel et le figuratif se veut trouble ; passé et présent se confondent continuellement. La véritable force de River ne réside donc pas dans sa trame narrative, mais bien dans son exploitation constante de diverses disciplines artistiques pour plonger le spectateur dans cette nostalgie sous-jacente.

© Julien Lambert

On perçoit tout d’abord un jeu des mots, porté par un texte de Thomas Gunzig dont on distingue facilement la patte avec ses fameuses énumérations presque listées. Pièce par pièce, il dresse en détail l’inventaire des objets qui se trouvent dans la maison, élément central de l’histoire, témoin-vestige d’une vie de famille évanouie. Cette litanie, cocasse de prime abord, prend une tournure pesante et émouvante par sa longueur et le ton monocorde du père (Alexandre Trocki) qui la déclame. Si ces énumérations rythment audacieusement les danses et enchaînements des autres comédiens et danseurs, le reste du texte semble pauvre et sans substance. Si les danseurs le vivent et le mettent en mouvement avec une émotion juste et précise, le phrasé des rares comédiens qui utilisent la parole manque de vie et est moins convaincant. Dans cette optique, le texte ne devient qu’un prétexte à la pièce, dont le message est mieux véhiculé par le mouvement.

Fluide et émouvant, ce mouvement se caractérise principalement par une série de brèves chorégraphies principalement en duo ou en solitaire. Mais ces danses sont aussi souvent entrecoupées d’enchaînements répétitifs et repris en canon par l’ensemble des protagonistes. Simples et mécaniques, ils symbolisent surtout des scènes de la vie quotidienne, chacun y apportant une touche et une interprétation très personnelles qui font toute la beauté et la force des ensembles de danse contemporaine. La chorégraphie est également soutenue par les transitions entre les différentes séquences, fortement aidées par une mise en scène épurée et mobile, qui permet d’ancrer la réalité du vécu familial sans pour autant l’enfermer dans un état figé. Ce refus du statique permet de renforcer l’imaginaire, comme notamment l’utilisation d’un rideau qui divise la scène et permet un jeu d’ombre qui offre autant perspective et profondeur qu’un jeu entre fiction et réel ; fantasme et souvenir.

© Julien Lambert

L’impact des chorégraphies est également décuplé grâce à l’utilisation d’une caméra qui projette simultanément la danse sur différents écrans improvisés sur scène. La technique offre ainsi un nouveau point de vue, une nouvelle dimension au moment qui se déroule. C’est particulièrement marquant lors de la première chorégraphie, d’abord légèrement statique puisque perçue par le spectateur depuis un point fixe, assis dans son fauteuil du public. Quelques secondes plus tard, le caméraman, qui virevolte autour de la danseuse, entraîne le spectateur dans une représentation plus tumultueuse, face à un véritable ballet d’émotions. La retransmission vidéo permet ainsi différentes réalités : l’une directe, plus brute et concrète ; l’autre plus intime, fantasmée et lissée. Une fois encore, souvenir et vécu s’entremêlent pour renforcer cette nostalgie du passé.

Au delà des différents moyens techniques, les aptitudes personnelles des circassiens viennent nourrir la diversité des médiums qui tissent la toile familiale. On soulignera particulièrement la performance impressionnante de Nino Wassmer au diabolo, ou encore le chant cristallin, inattendu et puissant de Fatou Traoré.

© Julien Lambert

Si l’empathie fonctionne forcément grâce à la maîtrise de chaque artiste, un goût de vide se dégage tout de même à la conclusion de la prestation. La magie n’opère pas. Peut-être à cause d’un trop plein de narrations entrelacées et du manque de clarté de chacune. La performance est aussi embrouillée par des éléments superflus qui déstabilisent le spectateur, comme la métaphore de l’ours qui apparaît à deux reprises, ou la présence du chien qui ne sert que peu à la trame. Mais en mettant au centre l’émotion et la nostalgie, la volonté de River est peut-être de juste proposer un instant hors du temps, beau et poétique.

Même rédacteur·ice :

River

Chorégraphie de Michèle Anne de Mey
Texte de Thomas Gunzig
Avec Charlotte Avias , Didier De Neck , Gaspard Pauwels , Fatou Traoré , Alexandre Trocki , Violette Wanty , Nino Wassmer
Scénographie et costumes de Vincent Lemaire
Images et vidéo de Gaspard Pauwels

Vu au Théâtre des Martyrs le 14 novembre 2019