0.10 : The living Monument
Des couleurs et des humeurs

Comment une couleur peut-elle émouvoir ? Quels codes mettre en scène pour suggérer des correspondances entre couleurs et émotions ? 0.10 : The living Monument, un titre intrigant, mais un projet réussi. La stupéfaction éclate face à l’organisation complexe de ce monument vivant.
0.10 : The living Monument fait partie d’un projet plus large de sa metteuse en scène, Eszter Salamon, « The Monument series », qui a pour ambition d’interroger la mémoire par la performance scénique. Cet opus le plus récent (2022) se construit autour de la couleur : quatorze danseurs et danseuses jouent une dizaine de scènes monochromes dans lesquelles leurs mouvements très lents créent une impression de vie quasi-imperceptible.
Leur performance est époustouflante. Malgré le minimalisme des chorégraphies – si les mouvements sont lents, ils sont en somme peu nombreux – deux exigences leur sont imposées. D’une part, qui dit lenteur, dit endurance. Certaines positions paraissent très physiques, et derrière le quatrième mur, on en est fasciné. D’autre part, une quinzaine de danseurs et danseuses sur scène relève un défi monstrueux. À la fois leur coordination sous les projecteurs leur permet d’occuper tout l’espace, et de lui donner un relief maîtrisé, et à la fois on imagine la prouesse technique sur le plateau et en coulisse, entre décors multiples, accessoires et costumes par dizaines – voire centaines –, et personnages incarnés tantôt plusieurs minutes, tantôt quelques secondes.
Cette même protéiformité dessine des tableaux magistraux et impressionnants. Le spectacle s’articulant autour de scènes monochromes, ce sont tous les costumes et décors qui doivent suivre.

D’abord, les costumes sont le résultat d’un travail qu’on imagine minutieux, même si l’on ne peut pas saisir tous leurs détails depuis une place éloignée – j’ai compris l’intérêt de porter des lunettes. Les couleurs sont équilibrées et certaines éclatent d’un clair-obscur bouleversant.
Ensuite, le concept d’un décor mouvant construit par des draps ou bâches est surprenant : ils sont tendus de cour à jardin ou l’inverse, des chapiteaux s’érigent, le plateau en est recouvert. Cela donne lieu à des scènes très originales. Par exemple, une bâche jaune est hissée comme un rideau au bord de scène, ce qui donne un reflet étincelant sur le public éclairé – et qui me permet de constater que mes notes sur le spectacle ne sont pas rectilignes.

Enfin, les attitudes des danseurs et danseuses sont déchirantes. Elles évoquent souvent la couleur du tableau : la souffrance pour le noir, l’énergie pour le jaune, le flegme pour le bleu, l’élégance pour le doré, etc. À deux reprises, les personnages se mettent à chanter. On entend un mélange de chant grégorien, d’opéra et de chorale, dans une langue certainement germanique. On ressent des frissons, et on s’imprègne d’une atmosphère dramatique qui m’a fait penser au Radeau de la Méduse de Géricault.
On regrettera peut-être juste la longueur du spectacle (2h). Si l’on voudrait que certaines scènes durent toute la soirée, d’autres paraissent fastidieuses. Un spectacle plus court aurait peut-être permis de mieux apprécier leur succession et leurs contrastes. Ceci dit, l’idée de bâtir un Monument vivant est pleinement réussie. Autant les tableaux sont monumentaux, autant on perçoit l’organicité globale des personnages.