Carmen
Une nouvelle fois

Créée en 2017 au festival d’Aix-en-Provence, cette nouvelle mise en scène de Carmen, signée Dmitri Tcherniakov, s’illustre par une mise en abyme originale. En mettant l’opéra à distance, il nous interroge sur notre propre regard.
Carmen, grand classique de l’opéra français, raconte l’histoire de Don José, brigadier sur la place de Séville. Il doit arrêter Carmen, une inaccessible cigarière, mais la libère aussitôt, car elle a choisi de le séduire lui. Escamillo, le fameux « toréador » du sublime couplet éponyme, s’éprend également pour la jeune femme et rend Don José terriblement jaloux. Un duel éclate et les coups de théâtre s’enchaînent pour déterminer qui pourra s’emparer du cœur de Carmen, pourtant insaisissable.
Pour le premier opéra auquel j’assiste personnellement, il est plutôt rassurant de commencer par un classique, dont la ressource bibliographique est abondante. De nombreuses mélodies sont, même inconsciemment, connues par le grand public, et l’innovation sera plus facile à situer – là où un opéra plus moderne sera moins comparable avec les précédents.
Dmitri Tcherniakov, metteur en scène de renom et la directrice musicale Nathalie Stutzmann apportent à leur version de Carmen une ingénieuse mise en abyme. Le spectacle ne s’ouvre pas sur l’opéra, mais sur un couple qui rencontre un docteur. L’épouse explique que son mari connaît un trouble malheureux : il ne ressent plus d’émotion. Le docteur leur propose une thérapie innovante qui consiste à immerger le patient dans un opéra participatif pour réveiller ses affects. On l’aura compris, cet opéra est Carmen, dans lequel l’époux dépressif endosse le rôle de Don José.
C’est l’occasion d’interroger certains aspects immanents à l’œuvre, et en particulier la personnage phare de Carmen, construite par Georges Bizet en femme libre, indépendante mais consciente que sa liberté peut la mener à sa perte. Certains spectacteurs et certaines spectatrices ont pu la considérer comme une femme fatale qui nargue ses prétendants par intérêt. En effet, lorsque Carmen est arrêtée par Don José pour avoir blessé une camarade, ce dernier, conquis par ses avances, la libère et est emprisonné à sa place.
« L’amour est enfant de bohème / Il n’a jamais connu de loi / Si tu ne m’aimes pas, je t’aime / Si je t’aime, prends garde à toi »
Cette lecture en second degré permet de renforcer le personnage, en lui donnant raison au dénouement. Attention spoiler, Carmen est tuée par Don José, dévoré par la jalousie, qui la voit au bras d’Escamillo. Comme l’histoire n’est ici qu’un jeu thérapeutique, Carmen ne meurt pas vraiment, les coups lui sont donnés par un faux couteau dont la lame rentre dans le manche. Cependant, l’homme qui interprète Don José, avalé par la mise en abyme, retrouve ses émotions et se voit profondément affecté par le faux meurtre qu’il croit avoir commis. Là où, dans l’opéra originel, Carmen meurt et Don José s’en sort, dans cette nouvelle version, c’est donc exactement l’inverse.

La mise en abyme de l’opéra ne sert pas seulement à complexifier le narratif et apporter une version nouvelle au public connaisseur, elle porte aussi un message important. Un personnage féminin, comme Carmen, ne peut plus intervenir dans un récit comme un simple objet de désir masculin placé au sein de combats auxquels elle ne participe même pas. Il ne s’agit donc pas de seulement lui donner raison au dénouement, mais de faire de son succès un acte féministe. D’autant plus que c’est la seule qui reste lucide pendant la thérapie et met en garde Don José de ne pas se prendre trop au jeu. On aura compris que ça aura été le cas, et qu’il y aura perdu.
Dans une autre perspective, ce nouveau regard ne peut ignorer un hasard circonstanciel : la représentation du 03 juin à laquelle j’assiste est survenue, jour pour jour, 150 après le décès de Georges Bizet. Cette anecdote a teinté la première d’une impression étrange. Qui n’a jamais eu de vertige à penser que l’Histoire a vraiment eu lieu ?
Disons qu’on ne connaît l’Histoire uniquement sur base de bribes : par les livres, par les ruines, par les récits, par les dates, etc. Mais peut-on dès lors vraiment déclarer qu’on la connaît si on ne l’expérimente pas ? En effet, il est par exemple plus aisé de connaître une mélodie en l’écoutant plutôt qu’en en décrivant les sonorités ou en en lisant les notes. On dira que la connaissance est plus complète dans le premier cas.

La connaissance de l’Histoire peut donc être de la même manière « actualisée » quand on s’y plonge sensiblement, typiquement dans le genre de cadre qu’offre l’opéra. La salle de la Monnaie est pour ainsi dire écrasante : il est vertigineux de réaliser que ses balcons ont allumé les étincelles de la révolution belge, d’imaginer qu’elle a traversé plusieurs siècles et qu’elle a reçu des générations, par dizaines, de spectateurs et de spectatrices.
Le récit cadre de la Carmen de 2025 est contemporain. Oubliées les robes et les uniformes de la Carmen de 1875, oubliés les décors de caserne, de Séville ou de la taverne de Lillas Pastia. Le thérapeute et le couple se rencontrent à l’ouverture dans une salle d’attente et chaque choriste, en costume d’aujourd’hui, arbore une étiquette « soldat » sur son torse.
Ce décalage entre opéra classique et cadre spatio-temporel actuel amplifie la conception nouvelle de l’Histoire. Il ouvre une quantité innombrable de questions : Bizet aurait-il imaginé que Carmen soit encore chantée aussi longtemps ? Comment l’évolution du public a influencé l’évolution des reprises ? Peut-on anticiper quelle réception sera celle de la postérité ? Quelles versions nouvelles nous subsisteront ?