critique &
création culturelle

Croc fendu de Tanya Tagaq

De métaphores en métamorphoses

Dans son premier roman, réédité cette année chez Christian Bourgois à travers une traduction de Sophie Voillot, Tanya Tagaq troque le chant de gorge contre la prose pour rendre compte de la culture inuit. Entre métaphores et métamorphoses, Croc fendu cumule les genres jusqu’à ce que le récit initiatique laisse place à un cri du corps.

On connaissait Tanya Tagaq en tant que chanteuse de gorge1, on la découvre désormais avec son premier roman, Croc fendu. Publié en 2018 au Canada dans sa version originale, puis en 2020 pour la première fois en français grâce à une traduction de Sophie Voillot chez Christian Bourgois, Croc fendu se fend cette fois d’une édition augmentée chez Satellites, une collection portée par le même éditeur, qui « explore des littératures éclectiques et des imaginaires audacieux. C’est une incitation à la curiosité, à prendre de la hauteur pour mieux rêver, nourrir son imagination, observer nos âmes et nos sociétés contemporaines, nous éclairer sur le monde. »

« Tape tape tape la cuiller contre le bol en céramique ; on dirait que ça m’aide à faire tomber le sommeil qui refuse de décoller au-dessus de ma tête. Je me sens brumeuse et engourdie. Abrutie par l’ennui. Il fait nuit noire dehors. Au point mort de l’hiver. On n’a pas vu le soleil depuis des mois. Les étoiles me dévisagent par la fenêtre. Le vent secoue la maison en hurlant son urgence. Le vent chante, mais des coups de hache remplacent les coups de gorge. »

Direction le Grand Nord, plus précisément au Nunavut, territoire canadien situé au nord du cercle arctique, terre originelle des populations autochtones inuites2. Et comme si le voyage géographique ne suffisait pas, couplons-le à un voyage temporel et arrêtons-nous en 1975, année de naissance de l’autrice, qui nous livre ici un récit inspiré de sa jeunesse. Récit initiatique morcelé qui prend naissance aux portes de l’adolescence pour se conclure à l’aube de l’âge adulte, Croc fendu conjugue les formes littéraires pour chapitrer le quotidien d’une jeune protagoniste locale dans une dimension non linéaire. La narration ne suit ainsi pas tant une logique chronologique claire, choisissant plutôt de dépeindre une collection de moments, parfois anecdotiques, souvent chargés de symbolique. S’enchainent poésies en prose, pensées non formulées et souvenirs relatés, parsemés de touches biographiques et d'initiations à la culture chamanique. Croc fendu frôle l’idée du mythe avec une aisance déconcertante tout en conservant un ancrage socio-historique précis. Contre toute attente, les ruptures de style sont très naturelles et les différents registres livrent tour à tour un récit fragmenté, où chaque passage possède son unicité, sa propre manière de vivre. Les chapitres, très courts et aérés, se ponctuent également d’illustrations simplistes aux traits noirs profonds, qui viennent donner corps au récit.

Si les pages se succèdent rapidement, elles se teintent d’un halo si fantasmagorique qu’il est parfois nécessaire d’en sortir pour reprendre son souffle et laisser vivre les images convoquées par le récit. Tanya Tagaq immerge directement son lectorat dans les traditions animistes qui s’approchent presque d’un réalisme magique. Si les premières péripéties suivent une narration factuelle classique, le récit vire rapidement à des épisodes quasi hallucinés, entre entités animales qui prennent possession des corps en passant par l’âme ; aurores boréales qui fécondent la protagoniste offrant son corps nu aux cieux et autres liens télépathiques entre mère et fœtus. Ces passages ont pourtant la particularité d’être amenés avec beaucoup de naturel. Ils rendent ainsi compte d’une réalité culturelle sans volonté de sensationnalisme : se dégage une certaine pureté, une simplicité pleine d’honnêteté. Le texte se fait alors le relais de la tradition orale. Il n’a pas vocation à offrir une incursion dans une autre société, on n’y décèle aucune dimension éducative, explicative ou moraliste : il nous donne à voir sans concession, sans nous prendre par la main. En un mot, le récit rend compte.

« Sur toute la périphérie du lac, il y avait des petites flaques pleines de bébés truites. J’en ai pris un au piège, je l’ai mis dans ma bouche et je l’ai laissé descendre mon œsophage à la nage ; les chatouillements de sa queue, jusque dans mon estomac. C’était exquis. Cette chair si fraîche éveillait en moi quelque chose comme un vieux souvenir ; une souvenance ancienne, manger de la chair vive. La véritable union de la chair avec la chair. Ma colonne vertébrale s’est redressée. Quand on mange la chair vivante, on en moissonne l’âme en même temps que l’énergie. »

Entre ces passages fantasmés s’intercalent des scènes de vie souvent emplies de violences et de luttes, dépeintes de manière crue et franche. Une fois encore, il ne s’agit pas d’une recherche d’effets de choc mais d’une démarche réaliste sincère. Croc fendu témoigne ainsi des impacts coloniaux sur les populations autochtones. On perçoit les tentatives d’assimilation des autorités coloniales, qui s’échinent à séparer les familles et à forcer l’éducation dominante en isolant les enfants dans les pensionnats autochtones, théâtres de sévices corporels et d’agressions sexuelles. Les descriptions se font toutefois à hauteur de la pré-adolescente et en deviennent banalisées, comme l’énonciation détachée des violences subies avec pourtant des sentiments ardents qui bouillonnent sous la surface, entre jalousie, colère et hâte. Si le cadre colonial n’est pas le sujet premier du roman, il plane en filigrane, comme le fil ténu qui engendre cette volonté de revendiquer une culture qu’on a tant tenté d’effacer.

« Je n’ai jamais compris ce qui pousse les étrangers à venir nous dire où mourir et où vivre. Où nous enterrer, comment nous reproduire. »

Croc fendu se fait dès lors le récit d’une émancipation qui passe avant tout par la connaissance de soi. Lorsqu’elle se mue en loup ou en renard, peut-être se transforme-t-elle plutôt en femme : elle prend possession d’elle-même et se découvre, se réapproprie son corps par la nature plutôt que par la mainmise des autorités dominantes. Cette découverte d’elle-même passe tant par le plaisir et le désir que par la communion avec la nature ; tant par l’introspection que par le défi de l’autre, de l’homme, du garçon, de l’adulte. La sexualité, couplée à l’animisme, devient ainsi le thème central du récit : on assiste à des scènes de copulation avec des esprits d’animaux, à une fusion littérale avec la nature, illustrant une vision du monde où les êtres sont interconnectés. Le texte est profondément corporel et le corps féminin y est à la fois un espace de souffrance et de puissance, en évitant les clichés de victimisation ou d’héroïsme.

Croc fendu porte ainsi un récit aussi lumineux que sombre, témoin de la violence mais surtout de ses conséquences. Les fractures qui s’opèrent au cœur du texte permettent à la fois de déduire les traumatismes intergénérationnels liés aux politiques de colonisation et de comprendre l’importance accrue des rituels et croyances animistes qui en résultent. Intense et viscéral, Croc fendu allie avec brio une aura d’étrangeté à une aura de puissance salvatrice.

« Le regard mûri d’amour
Je te montre mes dents
Par ma bouche entrouverte
Croc avide
Croc humide
Croc timide
[...] »

Même rédacteur·ice :

Croc fendu

de Tanya Tagaq
traduit de l’anglais (Canada) par Sophie Voillot
Christian Bourgois, 2025
235 pages

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