Dix secondes de Max de Radiguès
Adolescence inconsciente

Avec Dix secondes, Max de Radiguès propose une peinture de mœurs de l’adolescence des années 90. Un portrait qui sonne tristement vrai en surface, mais qui manque de profondeur dans son incarnation.
Marco est un ado perdu, qui cherche à s’échapper de sa vie au travers de la fumette, de l’alcool et de l’irresponsabilité masquée en insouciance. Dernier jeu en vogue pour lui : rouler en moto ou en voiture et fermer les yeux en rentrant alcoolisé de soirée, et compter jusqu’à dix avant de les rouvrir. Lors de son parcours d’une centaine de planches, l’autodestruction demeure en filigrane, comme une trainée de poudre prête à s’enflammer à tout moment. Marco fera des rencontres : Zoé, pour qui il aura un crush, ou encore Oli, qui lui dealera de l’ecsta. Il délaisse ainsi les aspirations de son ancien groupe d’amis, leurs soirées jeux vidéos posées, pour se laisser aspirer par la gnole et la frénésie.
Il est étrange de se retrouver par certains aspects dans la BD de Max de Radiguès, et en même temps de ne pas apprécier l’expérience. Les soirées de fin de secondaire, la découverte de l’alcool, la liberté qui donne des ailes à l’approche de la fin de l’école… j’ai connu, à une décennie près, le même genre de train de vie, j’ai rencontré des personnes similaires à Marco et à son ancienne et nouvelle bande de potes. Pour le coup, l’auteur et dessinateur arrive à retranscrire avec aisance une vérité fort ancrée de la fin de l'adolescence lambda. Pourtant, cette époque me parait bien derrière moi et, avec le recul, je n’arrive pas à revoir ce passé sans un regard critique. Une perception en désaccord avec la BD qui, pour le coup, tend plus vers la nostalgie.

Dix secondes, en peignant sans jugement, se perd finalement dans son potentiel d’étude sociale. Une rupture étrange s’opère ainsi entre le portrait de personnages qui sonnent vrai de par leur archétype (l’ado perdu, les nerds, les drogués, etc.), et le manque de recul par rapport à leurs comportements. Au-delà des grandes questions sociétales sur la consommation d’alcool et de drogue chez les adolescent·es ‒ auxquelles il serait peut-être malaisé de répondre en si peu de pages au travers de la fiction ‒, c’est au final du point de vue plus restreint de ses personnages que la BD manque de perspective. Pourquoi, au fond, Marco se bourre-t-il la gueule et se drogue-t-il au point de glisser sur une pente autodestructrice ? La BD n’offre qu’indirectement une réponse : un père absent. Surement, il doit y avoir autre chose ? Pourquoi Marco rate-t-il ses cours de math alors qu’il semble être doué ? Pourquoi préfère-t-il se trouver de nouveaux potes alors que ses premiers paraissent plus sains ? Malheureusement la BD n’ira jamais très loin, la faute à une trop grande réserve, un manque de confrontation et une absence de résolution du mal-être. Une intrigue et un personnage principal qui, finalement, reposent sur peu de choses. La BD s’en remet à certains tropes lassants, et préfère montrer l’insouciance des ados et l’irresponsabilité de Marco, et laisser reposer le poids du sauvetage potentiel de ce dernier sur le personnage de Zoé.
Le dessin de Max de Radiguès manque sans doute aussi de relief et d’expressivité pour rendre compte graphiquement de la déchéance de Marco. Si le trait fonctionne pour démontrer la passivité du personnage, dont les ressentis semblent bloqués, jamais exprimés, enfouis sous la surface de la drogue et l’alcool, il m’a manqué plus d’incarnation, de détails qui montrent les craquelures. L’alcoolémie ne transforme que vaguement les personnages, la gueule de bois disparait vite une fois la case suivante passée. Il y a une forme de simplicité dans le dessin qui retranscrit assez bien la jeunesse, mais qui manque d’impact dramatique. Un décalage fond-forme intriguant qui, pour le coup, ne m’a pas captivé. La force de la narration reste de capturer des moments, des lieux, en quelques détails bien placés. Canette de bière, posters sur les murs, le L de l’autoécole, les paquets de chips… ce sont ces éléments qui donnent chair aux cases de Dix secondes, comme des clins d'œil qui ancrent l’intrigue dans le réel. Certaines planches parviennent en quelques instants choisis à raconter toute une routine pour Marco, un rythme qui ralentit et accélère, pour une vie subie dans ce décor des années 90.

Les objets, les références font la force du dessin de Max de Radiguès. À contrario, alors que la BD ne semble pas forcément vouloir glamouriser la consommation d’alcool et de stupéfiants, elle ne la retranscrit pas de façon tangible sur la page, et l’indifférence générale tout au long du récit ne la critique pas vraiment, au-delà peut-être du drame final, et encore1. Le dénouement sous forme de fin ouverte s’avère frustrant et trop facile, et invisibilise les conséquences des actions de Marco. Cette fin m’a d'ailleurs semblé le tremplin d’un récit qui aurait été plus intéressant à explorer. Aussi, l’intérêt de l’histoire en l’état me parait flou, et maigre au-delà de cette proposition de résumé de ce qu’est ou peut être la jeunesse.
À l’heure actuelle, j’ai sans doute besoin de récits optimistes, proactifs, qui proposent de nouvelles mœurs ; ou, lorsqu’ils se décident à poser un regard sur le monde contemporain, qui le fassent de manière plus confrontationnelle et arrivent à démêler la complexité des rapports humains. C’est plus difficile, mais ô combien plus cathartique et satisfaisant à lire ! Dix secondes ne fait qu’effleurer son sujet et ses personnages, laissant l’impression d’une occasion manquée. Le BD semble construite comme un one-shot, mais une suite serait pertinente pour creuser davantage les personnages et leur offrir une issue. Si la BD ne propose pas un fond et une forme qui m’emportent, peut-être plaira-t-elle aux lecteurs et lectrices désirant se replonger dans leurs années d’adolescence pour s’en émouvoir.