Nous avons déjà défini l’eidolon chez Siavash Amini par l’image spectrale de l’apeiron. L’eidolon est dès lors très différent de son équivalent dans l’album éponyme de Benji Vaughan, bien plus ancré dans le quotidien. Ici, il est l’image mouvante de formes en perpétuel tissage et en perpétuel dénouage, tel le ruisseau héraclitéen à la fois identique à lui-même et toujours changeant. Amini découpe dans ce bouillonnement perpétuel ce qui n’est plus et ce qui sera peut-être, hantant son œuvre à la fois des fantômes du passé et de ceux du futur pour les capturer au sein de masses sonores finement sculptées. De cette manière, Amini ouvre grand la porte au royaume des morts pour laisser résonner en notre monde nos défunts par des tourbillons de grésillements, crissements, grondements parfois difficilement abordables car les règles de ce monde outrepassent les nôtres. Mais Amini ouvre aussi grand la porte pour qu’affleurent des entités fantasques attendant nos assoupissements pour s’emparer de nos songes, ou que s’épanouissent des futurs béatifiques où le sublime nous irradie.

Cependant, l’album Eidolon lui permet d’affiner cette signification implicitement présente dans son œuvre. Si pour lui l’eidolon rime certainement avec ces quelques circonvolutions, il résonne désormais avec d’obscurs systèmes tonals de la Perse médiévale ou avec le trouble qui se loge au cœur des tableaux d’Odilon Redon. Siavash Amini note que « l'apparition, une image qui apparaît et disparaît, qui prend forme en un instant et disparaît l'instant d'après, quelque chose que l'on n'est pas sûr d'avoir vu, a besoin d'un cadre particulier pour être vécue. Quelque chose de vu ou de ressenti dans un espace indéterminé comme les dessins de Redon¹ ». Et ce cadre est sans nul doute l’espace singulier que le musicien iranien s’est efforcé de bâtir toutes ces années : un cadre renouant avec l’ontologie des clusters et qui maintenant s’affirme symboliste par cette filiation avec Redon subrepticement admise. C’est pourquoi lui tient également à cœur de mêler field recording² et sonorités plus absconses : de ce mélange émane des atmosphères uniques qu’on perçoit, qu’on pourrait peut-être frôler de la paume de la main, et qui pourtant ne sont pas davantage qu’eidolon, apparitions volatiles, concrétions abstraites. Comme les paysages désolés d’« Ortus » de l’album éponyme qui transparaissent plutôt que ne paraissent, n’existant que par lambeaux s’agitant parmi les parasites. Et pourtant, c’est par cette réalité en souffrance d’existence, cette réalité en souffrance de visibilité car à jamais condamnée à nous toiser par-delà le Voile, que peut seulement naître le sentiment intime d’une connivence par-delà les limites du monde-pour-nous et par-delà l’inaccessibilité du monde-en-soi. Giordano Bruno ne disait-il pas, en développant métaphoriquement sa pensée, que seul peut se mettre en chemin vers la vérité du Dieu-Nature celui qui a les yeux embrouillés par les larmes³ ?

Mais Siavash Amini rétorque, plus terre-à-terre, que ce trouble est également l’aboutissement de l’exploration des limites de la composition classique. La création d’un tel espace demande de s’éloigner des conventions occidentales et d’explorer des méthodes s’inspirant des traités de musique rédigés par Ṣafī al-Dīn al-Urmawī au XIIIe siècle. Dans ces derniers, il développe une division de l’octave très originale en pas moins de 17 tons.

Fasciné, Siavash Amini a toujours eu comme ambition d’arriver à transposer ces théories d’une grande complexité mathématique dans son travail. Cependant, ce n’est qu’avec Eidolon, après une tentative avortée sur A Trail of Laughters, qu’il trouve un équilibre. Son ambition ne se limite pas à chercher l’exactitude historique, mais consiste plutôt à s’approprier cette méthode de composition inhabituelle pour « créer un tel espace pour [lui]-même en laissant leurs fréquences et leurs intervalles rouler les uns sur les autres, et en laissant les sons et les textures qui en résultent flotter, s'écraser, se déverser et saigner⁴ ». Ou, autrement dit, employer une base de travail mathématique d’une très grande aridité pour en exploiter les potentialités organiques et topiques et peupler ses nouvelles créations d’eidolon à partir d’une autre perspective.

L’eidolon esthétique en cache par conséquent deux autres plus personnels. D’une part déambule le spectre de Ṣafī al-Dīn al-Urmawī, n’attendant que son heure pour prétendre être plus que quelques rêveries en suspens. L’Iranien Siavash Amini rejoint alors le Britannique Benjamin Vaughan par un biais inattendu où, quand ce dernier vivait avec le fantôme de son activité musicale passée, le second vivait avec le souhait irréalisé d’être quelque part dépositaire de l’héritage du grand musicologue persan. Mais, d’autre part, le tire sans cesse en avant l’eidolon de son œuvre achevée pour laquelle il agit en multipliant les actes de bravoures et les éclats d’intelligence comme les Achéens durant la guerre de Troie. Qu’importe si Hélène se trouve dans un autre château, qu’importe si la frontière recule à mesure qu’il avance, car « la satiété, ils l’éprouvent comme mouvement et appréhension, non comme repos et compréhension⁵ »… c’est-à-dire comme apeiron.