critique &
création culturelle

Musique chinoise en 2023 : une sélection

Bienvenue chez les Xi

En cette fin d’année, il est temps de se lancer dans un bilan très partiel et très partial sur ce que la musique chinoise a offert de meilleur en 2023. Si auparavant j’ai été enclin à plutôt mettre en avant la scène rock, les sorties les plus intéressantes sont cette fois, selon moi, à dénicher dans d’autres styles musicaux… parfois bien surprenants !

De mon point de vue, 2023 n’aura pas été une très grande année pour la musique chinoise. Il n’y a pas eu de grande révélation, de baffe musicale, mais essentiellement des sorties sympathiques sur lesquelles je reviens de temps en temps sans déplaisir. Cela ne veut pour autant dire qu’il n’y a pas eu, quelque part dans mon angle mort, une sortie majeure (dont on me reprochera peut-être de ne pas parler), mais simplement qu’à mon niveau d’observateur lointain et d’amateur à peu près éclairé, je n’ai pas été ébloui par mes modestes découvertes. Enfin, corollaire direct à cette situation, 2023 a alors été l’occasion pour moi de laisser la porte grande ouverte à des artistes qui ne figurent pas forcément dans mes favoris bien installés et plutôt titillent mon intérêt plus ancien pour les bidouillages psychédéliques et autres fantaisies musicales. La sélection qui suit s’intéresse donc plus volontiers à des musiciens (un peu) et musiciennes (surtout) qui sortent de l’ornière, expérimentent et/ou bousculent la définition de ce que l’on entend ordinairement par « musique chinoise ». 

Blackout Of The Century d’Instinkto Industrio

Sur Karoo, je vous avais déjà partagé que la Chine possède sa scène techno, ses groupes de rock et même de reggae (dans cet article où je fais plein de jeux de mots douteux qui fêtent à ma façon les dix ans de Karoo). Mais saviez-vous que la Chine connait désormais également ses groupes de bal musette ? Il y a quelques années, je m’étais dit en blaguant qu’après m’être intéressé au rock chinois, je me pencherais sur le bal musette en Corée du Nord, pour continuer dans la lignée de mes explorations musicales (à première vue) improbables. Cependant, voilà que, pays plein de surprises !, l’empire du Milieu me devance et accouche par le biais du très respectable label Maybe Mars du premier (et excellent) album d’Instinkto Industrio, nommément Blackout of the century. Plus précisément, il faudrait d’ailleurs parler de (post-)punk musette pour ses ambiances brinquebalantes et son enregistrement dans un studio improvisé. 

Et cette sortie me fait beaucoup rire, figurez-vous : quand le parti unique déclare pompeusement qu’il faut désormais mettre en avant la « grande et glorieuse culture chinoise » (vieille de 5000 ans d’histoire continue, selon les très fiables sources de la propagande nationale), encourageant les artistes du pays à revenir aux traditions locales, Instinkto Industrio sort un album qui sent bon les racines culturelles auvergnates (et donc le saucisson et le pain baguette). Je ne peux donc qu’applaudir l’initiative : continuez comme ça.

TamiX in Atmos de TamiX

Grâce à BPM ecstasy, mini-série documentaire d’Arte réalisée par Olivier Richard et qui enfin lève le voile sur les scènes techno de Beijing et Tapei, j’ai récemment découvert TamiX, une dj à l’univers déroutant (s’étendant du skateboard jusqu’à celui des idol) et triturant des machines au câblage incompréhensible pour en tirer des sons rigolos, bizarres… et surtout acidulés à souhait. Il n’en a pas fallu davantage pour que je me rue sur mon compte *mettez ici le nom d’une application connue de streaming musical* pour découvrir plus avant ses dernières créations. 

Sa plus récente sortie date justement de cette année et se nomme TamiX in Atmos (Prologue). Comme le titre l’indique, il s’agit d’une série de morceaux joués lors d’un concert en son Dolby Atmos, organisé plus précisément au Grand Metropark Hotel de Beijing le 23 août 1. Ils ont été entièrement improvisés avec sa machine fétiche, le Buchla 200e, revisitation relativement récente d’un synthétiseur modulaire sorti dans les années 70. D’après la présentation officielle, il s’agit même d’une première mondiale.

 

Dans la lignée de X New Year, son premier album sorti l’année précédente, elle livre une performance hypnotique composée de sonorités lancinantes et tourbillonnantes s’épanouissant en de multiples vagabondages, mais cette fois plus ponctuellement soutenues par un lit de basses. L’écoute au casque est donc ici chaudement recommandée, comme il permet de se rapprocher plus aisément de la spatialisation sonore originelle sans devoir pour autant exploser son budget en équipement home cinema. Les versions disponibles sur les plateformes de streaming sont en effet en binaural voire directement en Atmos.

Il faut en particulier noter l’audace de « 224e in Atmos », dont la structure s’appuie sur une ligne de sonorités aiguës répétitives qui installent une forme d’attente… pour mieux la briser avec des sonorités boursouflées offrant un effet de tridimensionnalité sonore époustouflant accentué par le dispositif. Aux amateurs et amatrices de trips sonores : foncez !

Holes of Sinian de 33EMYBW

Cela dit, il me faut également parler d’une artiste de Shanghai à la réputation déjà bien installée : 33EMYBW. Elle sort cette année son quatrième album : Holes of Sinian. Selon la présentation qui l’accompagne, le titre fait référence à toute une mythologie impliquant à la fois la géologie, la prépondérance du vide sur le plein dans le sillage de nombreuses traditions spirituelles d’Extrême-Orient, l’évolution biologique, les sauts interdimensionnels et l’existence d’un temps non-linéaire. En pratique, il en résulte un album lorgnant du côté de la deconstructed club, un genre musical postmoderne déconstruisant les tropes de la musique de club mainstream pour les prendre à contre-pied. 

Les adjectifs qui lui siéraient le mieux perdent ainsi davantage qu’ils ne définissent : rugueux, agressif, psychédélique, épileptique, frénétique, chaotique, industriel, rugueux, tribal… Holes of Sinian est tout aussi difficile à circonscrire musicalement que la description de son univers. Pour en exprimer correctement l’essence, il faudrait donc plutôt élaborer un récit surréaliste, décrire des usines inquiétantes aux murs poreux suintant l’antimatière, où des créatures aux innombrables protubérances tentaculaires défient temps et espace afin de donner vie à des structures interstitielles destinées à ouvrir l’espace à d’autres horizons dimensionnels. Il faudrait donc plutôt parler des rites qui s’y jouent, des cérémonies religieuses qui s’y déroulent, voire également des soudaines agitations qui secouent ce règne du vivant sans nom et dont 33EMYBW témoigne en tracés sonores. Pour en parler correctement, il faut donc défier les règles du monde, tout en soulignant combien cet album s’y arrime par les nombreux emprunts à des traditions musicales extrême-orientales et sa tonalité résolument moderne en écho avec un univers rendu presque illisible par la démultiplication des référentiels. Holes of Sinian est en effet bien des choses à la fois, et surtout une expérience unique en son genre qui mérite d’y jeter une oreille… et de s’y jeter tout court à corps perdu.

 但愿人长久 /Life is a Moracle de Glow Curve

S’il y a un registre où cette année paraît pour moi en net retrait, c’est bien celui du rock chinois. Bien sûr, les sorties sympathiques ont été légion, comme l’album éponyme de 疯医, le radical 0001000 de Minimalism Garbage, le prometteur EP 话音刚落 de 有话/A Fishy Tale ou le très gouleyant Days gone de Fayzz présenté comme un album rassemblant les plus beaux souvenirs pour lutter contre un futur qui s'annonce bien pâle. Mais aucune ne m’a suffisamment secoué pour m’inciter à l’écouter en boucle plusieurs mois durant. Il n’y a pas eu de sortie ébouriffante du calibre de Stolen, de Police and Pea, de  Hiperson ou de FAZI. Le seul à avoir eu ce mérite en Extrême-Orient est d’ailleurs taiwanais. Le dernier album de No Party for Cao Dong m’a complètement séduit par sa capacité à balancer entre des rythmes très opposés, depuis l’explosion d’énergie à la petite ballade rock et ce en une minute montre en main. 

 

Cependant, il m’arrive de revenir régulièrement sur le dernier album de Glow Curve, titré 但愿人长久  (officiellement traduit par l’étrange “Life is a moracle”(sic)  et littéralement traduisible par « Je vous souhaite une longue vie  » ) en contraste avec sa tonalité globalement sombre. Oscillant entre musique électronique, noise, shoegaze et post-punk, il instille de délicieuses ambiances le plus souvent vaporeuses et d’outre-tombe, régulièrement mélancoliques et enjouées à d’étonnantes autant que rares occasions. 

Le groupe a jusqu’ici appartenu à mes yeux à ce que je nommerais la « catégorie B » du rock chinois, c’est-à-dire proposant des expériences musicales fort plaisantes, voire des pépites occasionnelles, mais qui ne font pour autant pas se réveiller au milieu de la nuit. La faute en revient ici à des morceaux qui à mon goût s’étalent beaucoup trop pour leur propre bien ou manquent de tonus lorsqu’ils devraient pourtant décoller. C’est d’autant plus dommage que ce groupe a énormément de talent et que bon nombre de leurs morceaux sont à un cheveu de m’emporter sans réserve. Or Glow Curve signe ici pour moi très clairement leur meilleur album en gommant largement la plupart de ces travers. Il devient dès lors possible que, s’ils poursuivent sur cette lancée ascendante, le prochain se hisse au niveau de mon Panthéon.

Cependant, Lumi ne se définit pas uniquement par des morceaux riches en ambiances dramatiques, mais avant tout et surtout un laboratoire à ciel ouvert où se rencontrent bizarreries et créations pleines de malice.« Real Past » et « Dream » ne seraient alors que le miel pour mieux enrober la relative sécheresse de morceaux comme le dadaïste « Blackcat Whitecat », le stoner « Little Ice » et le riche en implicites « Close Your Eyes ». A Day Without Time est en effet extrêmement riche et témoigne de la propension de l’artiste à expérimenter en de multiples directions qui ne convergent pas forcément. 

Son premier album solo, également sorti cette année, abonde en ce sens par son titre sans ambiguïté par rapport aux intentions sous-jacentes : Thirteen Themes for a play. Engagée pour composer la musique du film Holding the Flying Man de Xu Haofeng, elle s’en est donnée à cœur joie en livrant une bande originale qui lui permet de sortir de ses sonorités habituelles et d’explorer de nouveaux territoires musicaux. Il peut ainsi être écouté tout à fait indépendamment du film grâce à cette versatilité permettant de naviguer d’étonnement en étonnement. Dans cette perspective, chaque titre devient un indice guidant l’imagination vers la scène qu’il est censé figurer : « Struggle », par exemple, la musique d’une lutte contre une étreinte qui s’éternise ; « Rain », la mélodie d’un tâtonnement inquiet ; le tout, le récit d’une histoire qu’il faut recomposer au fil des méditations… Au point de vouloir conserver le film loin du regard afin de préserver ce que ces aventures intérieures ont essaimées. 

Enfin, aussi insaisissable que semble être Lumi, il se révèle qu’elle n’est pas pour autant une inconnue. Elle n’est nulle autre que Liu Min, claviériste du groupe post-punk de très grande renommée Re-TROS. Si ses créations semblent évoluer à la façon de rhizomes (coucou Deleuze), elles s’enracinent néanmoins quelque part. « Dream » résonne beaucoup avec « The Last Dance, W. », par exemple, et « Real Past » pourrait indubitablement figurer sur un album du groupe sans que cela ne jure. On y retrouve en effet un goût semblable pour les sonorités old school aux accents germaniques ainsi que de semblables atmosphères. Toutefois, on ne pourrait réduire Liu Min à Re-TROS, puisqu’elle manifeste une réelle originalité qui vaudra largement la peine de suivre à partir de ses prochaines pérégrinations.

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